Je n’ai jamais
aimé les manières de pauvre. Mais si je les dénote et les condamne si
facilement chez les autres, c’est surtout parce qu’elles sont miennes. Je n’ai
jamais aimé les manières de riche non plus. Elles éveillent en moi un mélange
de jalousie et de honte qui me pousse au mépris et au sarcasme, jusqu’aux frontières
de l’arrogance. Tout cela s’opère en un claquement de doigt. Il suffit d’une
phrase un peu mal tournée, d’un geste à moitié emprunté, pour que cette machine
bien huilée se mette en marche dans un vacarme à tout rompre. En proie à une menace envahissante et imprécise,
le lien fragile qui m’unissait à l’autre se retrouve tout à coup au bord du
gouffre.
Derrière moi se trouvent ces comportements appris qui me condamnent depuis toujours à tendre ma corde
dans le même périmètre invisible. Au devant se trouve un monde auquel j’ai supposément
droit mais dont je ne reconnais rien, puisque toujours observé de trop loin. C’est
broyé dans ce processus infernal que je tente d’évaluer la distance à franchir
d’un côté comme de l’autre, un verre d’eau plein à ras bord caché à
l’intérieur.
***
Je monte avec
lenteur et appréhension l’escalier en colimaçon enneigé. J’ai les mains moites
à l’intérieur de mes poches de manteau. Je manque de glisser sur un morceau de
glace, me cramponne à la rampe. Mais qu’est-ce que je fais ici ?
Le
problème est que cette famille là-haut, c’est la mienne. Un lien de sang qui
pourtant fait naître en moi la peur de ne pas être à la hauteur. J’ai encore
cette fâcheuse manie d’établir la différence de bas en haut, comme si les
routes parallèles n’étaient qu’une invention idiote pour accommoder les
perdants, ceux qui lambinent sur le chemin de la réussite sociale pendant que
les autres s’affairent à défoncer des barrières.
Je me retrouve trop
rapidement devant une très belle porte, blanche, avec des fenêtres à motifs
givrés et une belle poignée argentée. Je jette un coup d’œil furtif à
l’intérieur. L’entrée donne sur un
corridor sombre. Une pièce éclairée, probablement la cuisine, se trouve tout au
bout. Je peux voir une partie du plafonnier, genre de structure complexe en
acier brossé, ainsi que le dos d’un fauteuil en velours bourgogne.
Une petite
voiture grise passe en bas dans la rue. Il me semble bien l’avoir vue ralentir
à la hauteur de l’immeuble mais n’en suis pas certain. Je crains tout à coup avoir à précipiter mon entrée par l’arrivée d’une cousine. Je n’ai aucune idée
de l’heure qu’il peut être. Il me semble avoir quitté la maison avec une
certaine avance mais je sais aussi que l’anxiété me fait souvent perdre la
notion du temps. La voiture continue son chemin et disparaît enfin en tournant
sur le boulevard. Et s’il ne manquait que moi ? Tous ces visages aux
traits familiers qui se retourneront dans un seul mouvement pour me faire face
et me détailler jusqu’à ce que le malaise me monte aux joues. L’idée de faire
demi-tour me traverse l’esprit comme une décharge électrique. Je pourrais
inventer une excuse et la faire parvenir par courriel une fois revenu en
sécurité à la maison. Ça serait facile puisqu’ils ne savent rien de ma nouvelle vie. Et
puis cette soirée de retrouvailles improvisée n’est prévue que depuis quelques
jours, ce qui est un bien court laps de temps pour s’assurer de la présence de
tous.
Je perçois alors
du mouvement à l’intérieur. Une silhouette se détache du corridor et s’éloigne pour
aller se placer debout dans la lumière, tout juste à côté du fauteuil. C’est ma
cousine Marlène. Elle agite les bras dans tous les sens, semble vouloir imager
quelque chose. Ses cheveux roux et bouclés flottent au dessus de ses épaules et
sa robe bleu marine contraste avec ses mollets pâles et musclés. Une petite
ceinture de cuir noire lui affine la taille pour venir se poser sobrement sur
ses hanches. Je me souvenais que ma cousine était une très belle femme mais je
ne m’attendais pas à être ainsi happé, vissé entre deux carreaux givrés. Des éclats
de rire me parviennent faiblement mais témoignent néanmoins de la présence de plusieurs personnes. Il
s’agit sans doute de mon petit frère et de son cynisme habituel qui ne manque jamais de
créer le malaise avant de basculer dans une suite d’exagérations surréalistes. Ma
famille, il faut bien le dire, a beaucoup d’humour malgré la tendance au drame
qui prédomine chez un peu tout le monde. C’est un humour plutôt sarcastique
teinté d’une certaine supériorité morale déguisée puisque habilement ponctuée
d’autodérision afin d’arrondir les coins. Il va sans dire qu’une certaine forme
d’intelligence est nécessaire pour maîtriser le genre mais il n’en demeure pas
moins que l’ensemble traduit surtout un complexe d’infériorité évident ainsi
qu’une crainte viscérale du monde extérieur.
C’est un peu de
tout cela qui m’habite au moment même où je n’aurais qu’à passer la porte pour rejoindre
les miens et espérer l’accueil et le réconfort qu’on réserve au vagabond qui se
décide enfin à rentrer chez lui après des années d’errance et de repli sur soi.
Hors, me voilà incapable de franchir cette distance, comme si celle-ci n’était en fin de compte qu’une direction parmi tant d’autre avec au bout la promesse
de l’éphémère et d’un jour sans lendemain.
La lumière
extérieure s’allume soudainement. Je m’esquive du côté de la boîte aux lettres,
manque de glisser sur la dernière marche. Entre les deux mêmes carreaux givrés
apparaît le doux visage de Marlène. Elle m’aperçoit, un air de surprise dans
les sourcils, avant d’ouvrir toute grande la porte et de s’étirer à mi-corps
dans l’embrasure pour mieux me voir. Pris d’une gêne frôlant l’inconfort, je
suis là, planté dans le tapis de neige que le vent a soufflé sur le balcon. Et
je l’observe sans dire un mot.
Je remarque les
petites rides que le temps a sculptées aux coins de ses yeux. Je m’approche
lentement, tente un geste timide de la main. Son regard scintille derrière une
fine pellicule d’eau qui s’épaissit à mesure que les secondes passes. Le temps
semble s’écouler au ralenti. De gros flocons commencent à tomber.
***
Il y a des gestes
qui ne seront jamais posés, des paroles qui ne seront jamais dites. Des regards
se chercheront toute la vie durant sans jamais se trouver. Des endroits
tranquilles et paisibles ne seront jamais découverts et des confidences
n’auront pas lieu.
Des occasions se
présenteront aussi par centaines sous l’apparence de curieux hasards dont la
plupart ne seront pas remarqués à temps et
tomberont finalement dans l’oubli. Il ne sera jamais facile de franchir la
distance qui mène hors de soi-même. Il ne sera jamais facile d’accepter qu’en
l’autre se trouve un miroir dont les reflets aveugle et paralyse.
La vie nous
attendra. Mais il faudra vouloir.
Schmout
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