mercredi 26 mars 2014

Marlène


Je n’ai jamais aimé les manières de pauvre. Mais si je les dénote et les condamne si facilement chez les autres, c’est surtout parce qu’elles sont miennes. Je n’ai jamais aimé les manières de riche non plus. Elles éveillent en moi un mélange de jalousie et de honte qui me pousse au mépris et au sarcasme, jusqu’aux frontières de l’arrogance. Tout cela s’opère en un claquement de doigt. Il suffit d’une phrase un peu mal tournée, d’un geste à moitié emprunté, pour que cette machine bien huilée se mette en marche dans un vacarme à tout rompre. En proie à une menace envahissante et imprécise, le lien fragile qui m’unissait à l’autre se retrouve tout à coup au bord du gouffre.

Derrière moi se trouvent ces comportements appris qui me condamnent depuis toujours à tendre ma corde dans le même périmètre invisible. Au devant se trouve un monde auquel j’ai supposément droit mais dont je ne reconnais rien, puisque toujours observé de trop loin. C’est broyé dans ce processus infernal que je tente d’évaluer la distance à franchir d’un côté comme de l’autre, un verre d’eau plein à ras bord caché à l’intérieur.

***

Je monte avec lenteur et appréhension l’escalier en colimaçon enneigé. J’ai les mains moites à l’intérieur de mes poches de manteau. Je manque de glisser sur un morceau de glace, me cramponne à la rampe. Mais qu’est-ce que je fais ici ? 

Le problème est que cette famille là-haut, c’est la mienne. Un lien de sang qui pourtant fait naître en moi la peur de ne pas être à la hauteur. J’ai encore cette fâcheuse manie d’établir la différence de bas en haut, comme si les routes parallèles n’étaient qu’une invention idiote pour accommoder les perdants, ceux qui lambinent sur le chemin de la réussite sociale pendant que les autres s’affairent à défoncer des barrières.

Je me retrouve trop rapidement devant une très belle porte, blanche, avec des fenêtres à motifs givrés et une belle poignée argentée. Je jette un coup d’œil furtif à l’intérieur. L’entrée  donne sur un corridor sombre. Une pièce éclairée, probablement la cuisine, se trouve tout au bout. Je peux voir une partie du plafonnier, genre de structure complexe en acier brossé, ainsi que le dos d’un fauteuil en velours bourgogne.

Une petite voiture grise passe en bas dans la rue. Il me semble bien l’avoir vue ralentir à la hauteur de l’immeuble mais n’en suis pas certain. Je crains tout à coup avoir à précipiter mon entrée par l’arrivée d’une cousine. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il peut être. Il me semble avoir quitté la maison avec une certaine avance mais je sais aussi que l’anxiété me fait souvent perdre la notion du temps. La voiture continue son chemin et disparaît enfin en tournant sur le boulevard. Et s’il ne manquait que moi ? Tous ces visages aux traits familiers qui se retourneront dans un seul mouvement pour me faire face et me détailler jusqu’à ce que le malaise me monte aux joues. L’idée de faire demi-tour me traverse l’esprit comme une décharge électrique. Je pourrais inventer une excuse et la faire parvenir par courriel une fois revenu en sécurité à la maison. Ça serait facile puisqu’ils ne savent rien de ma nouvelle vie. Et puis cette soirée de retrouvailles improvisée n’est prévue que depuis quelques jours, ce qui est un bien court laps de temps pour s’assurer de la présence de tous.

Je perçois alors du mouvement à l’intérieur. Une silhouette se détache du corridor et s’éloigne pour aller se placer debout dans la lumière, tout juste à côté du fauteuil. C’est ma cousine Marlène. Elle agite les bras dans tous les sens, semble vouloir imager quelque chose. Ses cheveux roux et bouclés flottent au dessus de ses épaules et sa robe bleu marine contraste avec ses mollets pâles et musclés. Une petite ceinture de cuir noire lui affine la taille pour venir se poser sobrement sur ses hanches. Je me souvenais que ma cousine était une très belle femme mais je ne m’attendais pas à être ainsi happé, vissé entre deux carreaux givrés. Des éclats de rire me parviennent faiblement mais témoignent néanmoins  de la présence de plusieurs personnes. Il s’agit sans doute de mon petit frère et de son cynisme habituel qui ne manque jamais de créer le malaise avant de basculer dans une suite d’exagérations surréalistes. Ma famille, il faut bien le dire, a beaucoup d’humour malgré la tendance au drame qui prédomine chez un peu tout le monde. C’est un humour plutôt sarcastique teinté d’une certaine supériorité morale déguisée puisque habilement ponctuée d’autodérision afin d’arrondir les coins. Il va sans dire qu’une certaine forme d’intelligence est nécessaire pour maîtriser le genre mais il n’en demeure pas moins que l’ensemble traduit surtout un complexe d’infériorité évident ainsi qu’une crainte viscérale du monde extérieur.

C’est un peu de tout cela qui m’habite au moment même où je n’aurais qu’à passer la porte pour rejoindre les miens et espérer l’accueil et le réconfort qu’on réserve au vagabond qui se décide enfin à rentrer chez lui après des années d’errance et de repli sur soi. Hors, me voilà incapable de franchir cette distance, comme si celle-ci n’était en fin de compte qu’une direction parmi tant d’autre avec au bout la promesse de l’éphémère et d’un jour sans lendemain.

La lumière extérieure s’allume soudainement. Je m’esquive du côté de la boîte aux lettres, manque de glisser sur la dernière marche. Entre les deux mêmes carreaux givrés apparaît le doux visage de Marlène. Elle m’aperçoit, un air de surprise dans les sourcils, avant d’ouvrir toute grande la porte et de s’étirer à mi-corps dans l’embrasure pour mieux me voir. Pris d’une gêne frôlant l’inconfort, je suis là, planté dans le tapis de neige que le vent a soufflé sur le balcon. Et je l’observe sans dire un mot.
Je remarque les petites rides que le temps a sculptées aux coins de ses yeux. Je m’approche lentement, tente un geste timide de la main. Son regard scintille derrière une fine pellicule d’eau qui s’épaissit à mesure que les secondes passes. Le temps semble s’écouler au ralenti. De gros flocons commencent à tomber.

***

Il y a des gestes qui ne seront jamais posés, des paroles qui ne seront jamais dites. Des regards se chercheront toute la vie durant sans jamais se trouver. Des endroits tranquilles et paisibles ne seront jamais découverts et des confidences n’auront pas lieu.

Des occasions se présenteront aussi par centaines sous l’apparence de curieux hasards dont la plupart ne seront pas remarqués  à temps et tomberont finalement dans l’oubli. Il ne sera jamais facile de franchir la distance qui mène hors de soi-même. Il ne sera jamais facile d’accepter qu’en l’autre se trouve un miroir dont les reflets aveugle et paralyse.

La vie nous attendra. Mais il faudra vouloir.




Schmout












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