dimanche 30 mars 2014

La déclaration


J’ai souvent l’impression que les autres embrassent la vie d’une manière différente de la mienne. Il y a ma vie, celle dans laquelle je me réveille chaque jour. Puis, il y a celle où tout le monde se trouve. Par le simple fait d’être en vie, je m’y insère. Parce que la première conséquence à ne pas être un mort, est de devoir vivre.

Alors on vit. Tantôt comme de vrais guerriers, tantôt comme de vraies lavettes. Mais toujours sans savoir si c’est la même chose pour tout le monde. Bien sûr, on peut s’en parler. Là se trouve sûrement toute la beauté et la complexité de l’être humain ; la capacité de pouvoir se dire. Mais encore faut-il avoir accès à ce qui est en nous. Et les distractions ne manquent pas.

Le chemin qui te traverse est aussi celui que tes parents ont emprunté. Tu cherches sans cesse un raccourci. Et tu ne fais jamais que te frôler, parce que c’est ainsi qu’on te veut ; inconscient et malléable.

***

L’endroit a un certain cachet mais les effluves d’huile à friture rappellent qu’on y mange une nourriture grasse et peu distinguée. Le lourd mobilier, une pâle réplique du style cabaret des années vingt, évoque davantage l’esprit d’un bar que celui d’une salle à manger. Les murs peints en rouge foncé voudraient faire croire en une atmosphère feutrée mais celle-ci s’avère assez peu réussie puisqu’ils sont tous couverts de gros cadres en acier brossé. Il s’agit de scènes de rue en noir et blanc. Des clichés propres et sans âme, pour la plupart. Une partie d’un mur de brique a été préservée au-dessus de la caisse enregistreuse. Il est enduit d’une épaisse couche de vernis, ce qui à une certaine distance, porte à douter de son authenticité. L’ensemble beigne dans des rythmes afro-américains où les envolées vocales empêchent la pensée de suivre son cours normal.

Une serveuse entièrement vêtue de noir nous accueille avec un sourire exagéré qui trahit une canine surélevée. On la croirait sortie directement d’un de ces bars sportifs où l’on grignote sur un coin de comptoir devant des dizaines d’écrans géants. Sa démarche rapide et ses gestes précipités m’irritent et me paraissent injustifiés puisque nous sommes les seuls clients en ce milieu d’après-midi. Elle nous dirige ainsi à la hâte dans la seconde partie qui est pour ainsi dire identique à la première, à l’exception du plancher qui y est plus foncé et sans aucune égratignure. Le mobilier est le même, hormis les tables qui ont été peintes en bourgogne alors que les autres étaient sur le bois nu. La musique y semble un peu plus forte, conséquence sans doute provoquée par l’acoustique d’une pièce où personne ne se trouve. Mon amie s’empresse de prendre la place faisant dos à la fenêtre. Je m’assieds donc de l’autre côté pour m’apercevoir que l’effet de contre-jour m’empêche de voir les détails de son visage. Celui-ci est assombri et émerge d’une lumière floue où circulent sans arrêt voitures et piétons, ce qui me cause un début de nausée. Mes yeux mettent quelques secondes à s’ajuster, tout juste le temps nécessaire pour que la serveuse s’amène à nouveau avec deux verres d’eau rempli de glace aux trois quarts.

-  Est-ce que je vous apporte quelque chose à boire ?

Mon amie jette rapidement un coup d’œil au menu. Elle se décide à prendre une peinte de rousse, demande deux verres. Je dois alors lui rappeler que je ne bois pas. Elle se sent mal, s’excuse. Je ne commande rien de plus.

Ses yeux gris me regardent fixement. Ses lèvres molles et luisantes dessine un léger sourire que j’interprète comme étant un signe de satisfaction. Elle est heureuse d’être ici, seule avec moi. 

Voilà l’idée qui se trouve à la base de mon malaise lorsque je prends le risque de vivre un moment dans l’intimité avec quelqu’un. À la seconde où je conscientise que je suis en train de prendre part à quelque chose qui n’existerait pas sans moi, je suis pris d’un vertige, comme si j'étais tout à coup chargé d’une lourde responsabilité. Et si je me mettais à débiter des conneries sans le vouloir ? Au fond, cette fille, je ne la connais pas. Si, nous avons bien échangé quelques confidences ici et là, mais j’ai quand même le sentiment de ne pas avoir fait le tour d’elle. Je ne peux prédire, par exemple, quelle serait sa réaction si j’abordais tout à coup un sujet délicat comme la consommation abusive de pornographie. Sa capacité de jauger la véracité de mes propos est tout aussi incertaine puisqu’elle ne me connaît pas très bien non plus. Cependant, je sais de moi que je suis une personne entière, c’est à dire que je m’ouvre souvent sans réserve. On a donc vite fait de se faire une idée globale de ma personne, parfois à mon désavantage puisqu’il ne subsiste aucun mystère qui pourrait susciter un intérêt supplémentaire. Évidemment, cette fille ne sait à peu près rien de cet appareil émotif qui s’opère en moi. De toute façon, ce n’est qu’une question de temps avant que je lui en fasse l’étalage.

La serveuse revient vers nous avec la bière et le verre. Elle verse la moitié de celle-ci avant de sortir un petit calepin de la poche de cuir qu’elle a de nouée à la taille. Mon amie commande la première. Elle a choisi de se confectionner elle-même son repas avec la liste des différents ingrédients disponibles. Patates douces, chèvre, sauce au vin rouge. Pour ma part, j’opte pour une recette préétablie ; viande fumée, emmental, sauce aux trois poivres. Je dénote dans les mouvements de tête de la serveuse une certaine approbation devant mon choix, ce qui crée chez moi le sentiment d’avoir bon goût. Du coup, elle m’apparaît beaucoup plus aimable, plus jolie aussi, comme si dans ce geste banal pouvait se trouver le début d’une complicité, même d’une histoire d’amour. A-t-elle un petit ami ? D’où peut bien provenir ce drôle d’accent qui était passé inaperçu jusqu’ici ? Quel âge peut-elle bien avoir ? A-t-elle des enfants ?

Le tissu qui recouvre l’assise de ma chaise s’effiloche à plusieurs endroits. Je tire sur un fil, tête baissée. Et je sais qu'il me faudra bientôt parler à mon amie.

***

J’ai eu beaucoup de difficulté à lui avouer que je ressentais du désir pour elle. Je trainais ce sentiment depuis des semaines comme une lourde croix. Je me sentais inapproprié, vulgaire, presque sale, comme si le désir était une chose honteuse qu’il fallait taire. Mais voilà que nous sommes assis dans ce restaurant, juste tous les deux et que les mots DÉSIR et POUR TOI viennent enfin de sortir de ma bouche. 

Elle me fait d'abord un sourire moqueur, comme si des images défilaient sur mon front au fur et à mesure que je m'enfonce dans des justifications laborieuses. À ma grande surprise, il ne se produit pas en moi la métamorphose que j'avais appréhendée. Je ne me transforme pas en brute et ne déballe pas mon sexe sur la table non plus. J'arrive même à soutenir son regard pendant les mots importants. Un morceau R&B au rythme sensuel porte ainsi mon témoignage jusqu'au bout et me laisse enfoncé dans ma chaise, le coeur battant et les mains moites. 

Assoiffé, je prends une grande gorgée d'eau glacée. Je sens qu'une de mes dents plombées veut se fendre de douleur, ce qui m'arrache une drôle de grimace. Sur le mur à côté de nous, un cadre avec un arbre, une branche et deux amoureux qui se balancent dans un gros pneu. 

Mon amie me regarde maintenant sans cligner des yeux, cachée derrière son verre de bière qu'elle tient à la hauteur de son menton. La lumière extérieure a changée et est moins aveuglante. Je peux voir les détails de sa peau. Une peau lisse et pâle, sans imperfection aucune. 

J'entends alors du bruit derrière mon épaule. Une assiette gigantesque apparaît devant moi. 

Non. Impossible de deviner d'où provient ce drôle d'accent. 






Schmout











1 commentaire:

  1. Martin .... je commence à te trouver drôle dans ton écriture c `est peut être
    ce petit sourire narquois qui t `habite dans ton écriture...Merci Martin
    c`est toujours un plaisir de te lire.....

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