Je
suis assis contre un mur, un vieux coussin orange sous les fesses. Le plancher
d’époque est taché de nœuds et très usé, surtout à l’entrée de la pièce. À ma
droite, les pieds posés sur une table basse, un homme d’environ trente-cinq ans
est avachi sur un sofa antique. Il est vêtu d’une veste de jeans bleu pâle,
d’un pantalon noir et de chaussures de cuir. Presque imberbe, son visage
androgyne est rougi par endroit. Il boit dans une grande tasse marron et parle
à la française. Il discute avec une femme dont j’aime la voix mais que je
n’arrive pas à apercevoir, puisque un pan de mur bariolé à la manière d’une
enseigne de barbier nous sépare. La discussion porte sur le domaine juridique.
Une manifestation qui a mal tournée.
La
serveuse fait son entrée dans la pièce. Elle porte une robe bleu marin qui lui
sert un peu les hanches pour descendre jusqu’à mi-cuisse. Ses cheveux bruns
sont fins et flottent sur ses épaules. Sa démarche est lente et paisible, comme
si nous étions chez elle.
Mon
amie est allongée devant moi sur d’autres coussins. Un vert pomme et un bleu
azur. Une petite table carrée se dresse entre nous deux. Elle écrit dans un
calepin et jette un coup d’œil de temps à autre sur la fille que je ne vois
pas. Un rock psychédélique minimaliste plutôt brouillon rend l’ensemble du
portrait assez étrange, comme si nous étions les acteurs improvisés d’un film
amateur portant sur le quotidien des héroïnomanes. La serveuse demande à me
desservir de ma tasse de café vide. Je remarque qu’elle ne porte pas de
soutien-gorge. Elle me sourit.
Je
me demande qu’est-ce qu’elle peut bien écrire, mon amie. Enfin, je ne doute pas
qu’elle puisse avoir des choses à dire, bien au contraire. Mais je suis
curieux. Et sa nouvelle façon de se coiffer m’intrigue. Elle s’aperçoit à ce
moment-là de mon regard posé sur elle. Elle pointe le menton en avant et le
ramène aussitôt vers elle. Regard espiègle.
-
Qu’est ce que t’as à me regarder ?
Je
me demande ce que tu écris. Et je trouve ta nouvelle coiffure bizarre.
- Et
toi qu’est-ce que tu lis ?
Michel
Tremblay. C’est bientôt l’été, alors on lit du Michel Tremblay. Si je ne fais
pas ça, je deviens fou de rage.
-
Pourquoi donc ?
Parce
que c’est comme ça, la vie. La douceur, il faut parfois la faire entrer de
force.
***
Nous
sortons rue Ste-Catherine et décidons de monter St-Hubert pour aller rejoindre
de Maisonneuve. Je repense à la serveuse et j’ai une vague impression d’ivresse
que je n’avais pas en arrivant au café une heure plus tôt. Le bruit, la
circulation, les gens ; tout cela me semble tout à coup d’une importance
moindre, comme si la cacophonie du centre-ville me passait plus facilement à
travers, ou plutôt qu’elle me passait à côté.
Nous
longeons le parc Émilie Gamelin vers le nord. Chaque fois que je passe ici, je
ne peux m’empêcher de penser à l’itinérant que j’ai vu se faire poignarder cinq
ans plus tôt. Je regarde le ciment, cherche encore la tache de sang.
Évidemment, plus rien n’y paraît. C’est en moi qu’elle se trouve, la tache qui
ne disparaît pas.
J’entretiens
mon amie sur le fait que les hypersensibles ressentent tout plus fort que la
normale. Les émotions, les bruits, les sensations. Tout s’imprègne plus creux
et marque plus longtemps. On devient fou à rester en ville.
-
Ça dérange ma mère quand elle vient garder le petit. Elle entend les
voitures sur le pont au dessus de sa tête. Son cœur de grand-mère tremble au
milieu des murs.
Moi,
c’est les pneus qui crissent à chaque instant. Une course contre la montre où
l’autre devient un adversaire. Tous les enfants du monde sont à la garderie
depuis le petit matin. Un beau jour, ils auront des papas tout gris, enroulés
dans de la tôle froissée.
***
Nous
arrivons à la garderie située sur de Maisonneuve. Mon amie entre chercher son
fils pendant que je débarre le cadenas à numéro de sa nouvelle bicyclette.
C’est l’heure de pointe et les véhicules passent trop rapidement sur le
boulevard. Ils tournent le coin dans un flot incessant, presque qu’hypnotique.
Comme si le pont allait disparaître après dix-sept heures.
Je
m’assois sur la petite monture et guète sa sortie. Même s’il comprend très bien
l’importance du partage, je sais que ça ne manquera pas de l’agacer un peu. Je
me demande si mon père me faisait la même chose. Je ne me souviens même pas
d’avoir déjà été à la garderie. À partir de quel âge se souvient-on
réellement des choses ?
Ils
sortent enfin. Il m’aperçoit, me fait un sourire et fonce dans ma direction.
-
C’est ma bicyclette !
Sa
mère lui demande s’il est content de sa surprise. Je comprends à ce moment-là
que je suis la surprise. Touché, me sens aussi un peu indigne.
-
Regarde, tu peux mettre le pied pour qu’elle tienne toute seule !
Fantastique.
Parfois, j’aimerais bien pouvoir mettre un pied à ma vie, pour qu’elle tienne
toute seule.
***
Une voiture de luxe fait crisser ses pneus, manque d’en emboutir une
autre. Un homme sort la tête et cri un bon coup. Mon amie allume une cigarette
pendant que le petit enfile son casque. Le soleil tape fort. Je retire ma veste
de cuir. Le petit se met prudemment en route. Mon amie a vraiment une coupe de
cheveux bizarre.
Hors, l’ensemble du portrait n’a rien d’étrange. Nous pourrions
être les acteurs improvisés d’un film amateur portant sur le quotidien de
personnes qui fonctionnent maintenant sans dépendance à l'héroïne.
Schmout
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