mardi 15 avril 2014

La prière


Chaque soir à seize heures, je quitte le magasin où je travaille et je rentre à pied. Je mets exactement quarante minutes pour me rendre au coin de ma rue. La ville se traverse très bien d’un bout à l’autre en marchant. J’emprunte toujours le même itinéraire et je n’ai jamais pensé faire autrement. Je marche une dizaine de minutes sur la rue principale puis, lorsqu’elle devient plus clairsemée, je bifurque sur la gauche tout juste après le pont. J’enjambe la voie ferrée avant de grimper la grande côte qui conduit à la partie pauvre de la ville. Une fois en haut, je croise la piscine municipale, une école primaire ainsi qu’un petit restaurant qui ne fonctionne qu’en été puisque conçu à partir d’un vieil autobus. Vient ensuite le petit parc industriel où presque tout le monde travaille. Ne me reste plus qu’un long boulevard mal éclairé à franchir avant d’arriver. Les logements à prix modique se trouvent tout au bout de celui-ci, là où commence la forêt. Après, il n’y a plus rien.

Au moment de quitter le magasin, je mets en route mon lecteur cd portatif. J’écoute toujours le même disque. Les morceaux débutent et s’achèvent aux mêmes intersections. C’est comme ça que j’arrive à savoir si je maintiens le même rythme que le jour précédant.

Au commencement de l’hiver, le soleil se couche au moment exact où je quitte la rue principale. Chaque fois, je m’arrête pour le regarder s’asseoir au bout de la voie ferrée. Je me tiens là, debout au milieu du long corridor lumineux. Le ciel empourpré, cet immense tableau changeant qui recouvre tout, me reconnaît et me salue. Je plisse les yeux pendant que le son des guitares me monte lentement dans la colonne vertébrale.

J’ai chaque fois une pensée pour ma famille. Le vent fouette mon visage. Des larmes se figent sur mes joues. Je ne suis pourtant pas triste. Je ressens plutôt une forme de courage tranquille, comme si la vie m’arrivait pour la centième fois. Pourtant, je n’ai que dix-sept ans.

***

Toutes les semaines, j’entre dans l’église, éreinté et soumis, enfin résolu à confier cette vie une bonne fois pour toutes. Un homme de petite stature passe la vadrouille dans le chœur. Quelqu’un s’exerce à l’orgue tout en haut. Des accords sombres et dissonants qui rebondissent sur les fresques et le plafond voûte jusqu’à me donner un malaise à l’estomac. Je traverse lentement l’allée centrale en détaillant les bancs de chaque côté. Je me surprends à penser qu’il serait sans doute impossible de faire entrer ne serait-ce qu’un seul de ces bancs dans ma chambre à coucher.

À ma gauche se tiennent les martyrs. Teint blafard et regard vide. Sorte de toxicomanes ecclésiastiques à qui on demande courage lorsque le nôtre se traîne à plat ventre. Une centaine de lampions rouges et verts attendent côte à côte que quelqu’un veuille bien sortir un dollar de sa poche. Un enfant malade. Une épouse qui ne revient pas. Un ventre vide.

Je fouille mes poches, trouve une grosse pièce de bronze que mon frère m’a ramenée d’une cathédrale de Montmartre l’hiver passé. Aussi, un porte-clés avec une seule clé, un relevé bancaire et deux épingles de sureté. Me voilà bien humble, ais-je pensé, ainsi ramassé sous le regard bienveillant de la mère de Jésus.

La lumière filtre au travers des vitraux. Des couleurs multicolores sont projetées sur le marbre et les boiseries prennent une teinte orangée. L’homme de maintenance contourne l’autel avant de disparaître derrière une large colonne coiffée d’un gros bouquet de fleurs blanches. La musique cesse. Me voilà enfin seul, ou presque. 

Je me glisse dans la première rangée, m’assois et descends l’agenouilloir. Celui-ci émet un drôle de fracas en touchant le sol. Un bruit, me semble t’il, qu’aucun autre objet n’arrive à reproduire parfaitement. Je tente de me tenir droit, de maintenir une posture empreinte de dignité. Je place mes mains de façon à recevoir quelque chose. Mon regard se pose sur les statuts et peintures. Je m’insère dans l’ombre d’un pied, touche le bleu d’un ciel. Je caresse la pierre lisse et respire l’odeur des tissus.

Je pense à moi à la troisième personne. Je ramasse mes tracas de tous les jours comme pour en faire un amas uniforme et facile à cueillir. Je commence par les évènements les plus récents. Je repasse des conversations, en souligne les injustices faites à mon égard. Je revois des visages, me souviens des expressions, des gestes posés. Je laisse les malaises et autres sentiments refaire surface.

Au moment de faire cet exercice, je sens aussi que quelque chose en moi menace de quitter la vie.

Je tente ensuite d’avoir une certaine miséricorde à mon égard. Je pense à ma famille. Je berce mes manques, les prends un à un, les accueille comme des animaux malcommodes dont plus personne ne veut. Je ne prie jamais que pour moi-même, cette petite personne toujours en manque de quelqu’un ou de quelque chose que rien ni personne ne satisfait vraiment. J’attends ainsi dans le silence que quelque chose de plus grand me prenne. 

Il me semble tout à coup bien plus difficile de faire entrer Dieu dans un cœur qu’un banc d'église dans un appartement. 

L’abattement me consume. Pourtant, je n’ai que trente-deux ans.

***

Je pourrais prier pour ma mère, cette femme courageuse qui m’a élevé du mieux qu’elle a pu. Je pourrais prier pour mon ancienne copine qui m’a aimé comme elle le pouvait. Il y a mon amie Liliane sur qui le train s’amuse à passer sans arrêt. Il y a les enfants qui combattent la mort dans les hôpitaux, la terre qui combat l’homme à coup de catastrophes. Il y a l’Afrique et la Syrie.

Quelque part, il y a un homme qui grimpe un pont. Il y a un toxicomane qui s’injecte. Il y a une femme qui se fait encore battre et une autre qui se fait vomir. Quelque part, il y a un enfant qui voit le jour. Il y a un toxicomane qui se rétabli. Il y a une femme qui est élue et une autre qui sauve une vie.

La vie, c’est un lampion qui s’allume.
Dieu, c’est un gros soleil qui s’endort.



 Schmout











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