Chaque soir à
seize heures, je quitte le magasin où je travaille et je rentre à pied. Je mets
exactement quarante minutes pour me rendre au coin de ma rue. La ville se
traverse très bien d’un bout à l’autre en marchant. J’emprunte toujours le même
itinéraire et je n’ai jamais pensé faire autrement. Je marche une dizaine de
minutes sur la rue principale puis, lorsqu’elle devient plus clairsemée, je
bifurque sur la gauche tout juste après le pont. J’enjambe la voie ferrée avant
de grimper la grande côte qui conduit à la partie pauvre de la ville. Une fois
en haut, je croise la piscine municipale, une école primaire ainsi qu’un petit
restaurant qui ne fonctionne qu’en été puisque conçu à partir d’un vieil
autobus. Vient ensuite le petit parc industriel où presque tout le monde
travaille. Ne me reste plus qu’un long boulevard mal éclairé à franchir avant
d’arriver. Les logements à prix modique se trouvent tout au bout de celui-ci,
là où commence la forêt. Après, il n’y a plus rien.
Au moment de
quitter le magasin, je mets en route mon lecteur cd portatif. J’écoute toujours
le même disque. Les morceaux débutent et s’achèvent aux mêmes intersections.
C’est comme ça que j’arrive à savoir si je maintiens le même rythme que le jour
précédant.
Au commencement
de l’hiver, le soleil se couche au moment exact où je quitte la rue principale.
Chaque fois, je m’arrête pour le regarder s’asseoir au bout de la voie ferrée. Je
me tiens là, debout au milieu du long corridor lumineux. Le ciel empourpré, cet
immense tableau changeant qui recouvre tout, me reconnaît et me salue. Je
plisse les yeux pendant que le son des guitares me monte lentement dans la
colonne vertébrale.
J’ai chaque fois
une pensée pour ma famille. Le vent fouette mon visage. Des larmes se figent sur mes joues. Je ne suis pourtant pas triste. Je ressens plutôt une forme de
courage tranquille, comme si la vie m’arrivait pour la centième fois. Pourtant,
je n’ai que dix-sept ans.
***
Toutes
les semaines, j’entre dans l’église, éreinté et soumis, enfin résolu à confier
cette vie une bonne fois pour toutes. Un homme de petite stature passe la
vadrouille dans le chœur. Quelqu’un s’exerce à l’orgue tout en haut. Des
accords sombres et dissonants qui rebondissent sur les fresques et le plafond
voûte jusqu’à me donner un malaise à l’estomac. Je traverse lentement l’allée
centrale en détaillant les bancs de chaque côté. Je me surprends à penser qu’il
serait sans doute impossible de faire entrer ne serait-ce qu’un seul de ces
bancs dans ma chambre à coucher.
À ma gauche se
tiennent les martyrs. Teint blafard et regard vide. Sorte de toxicomanes
ecclésiastiques à qui on demande courage lorsque le nôtre se traîne à plat ventre.
Une centaine de lampions rouges et verts attendent côte à côte que quelqu’un
veuille bien sortir un dollar de sa poche. Un enfant malade. Une épouse qui ne
revient pas. Un ventre vide.
Je fouille mes
poches, trouve une grosse pièce de bronze que mon frère m’a ramenée d’une
cathédrale de Montmartre l’hiver passé. Aussi, un porte-clés avec une seule
clé, un relevé bancaire et deux épingles de sureté. Me voilà bien humble,
ais-je pensé, ainsi ramassé sous le regard bienveillant de la mère de Jésus.
La lumière
filtre au travers des vitraux. Des couleurs multicolores sont projetées sur le
marbre et les boiseries prennent une teinte orangée. L’homme de maintenance
contourne l’autel avant de disparaître derrière une large colonne coiffée d’un
gros bouquet de fleurs blanches. La musique cesse. Me voilà enfin seul, ou
presque.
Je me glisse
dans la première rangée, m’assois et descends l’agenouilloir. Celui-ci émet un
drôle de fracas en touchant le sol. Un bruit, me semble t’il, qu’aucun autre
objet n’arrive à reproduire parfaitement. Je tente de me tenir droit, de maintenir une
posture empreinte de dignité. Je place mes mains de façon à recevoir quelque
chose. Mon regard se pose sur les statuts et peintures. Je m’insère dans
l’ombre d’un pied, touche le bleu d’un ciel. Je caresse la pierre lisse et
respire l’odeur des tissus.
Je pense à moi à
la troisième personne. Je ramasse mes tracas de tous les jours comme pour
en faire un amas uniforme et facile à cueillir. Je commence par les évènements
les plus récents. Je repasse des conversations, en souligne les injustices
faites à mon égard. Je revois des visages, me souviens des expressions, des
gestes posés. Je laisse les malaises et autres sentiments refaire surface.
Au moment de
faire cet exercice, je sens aussi que quelque chose en moi menace de quitter la vie.
Je tente ensuite
d’avoir une certaine miséricorde à mon égard. Je pense à ma famille. Je berce
mes manques, les prends un à un, les accueille comme des animaux malcommodes
dont plus personne ne veut. Je ne prie jamais que pour moi-même, cette petite
personne toujours en manque de quelqu’un ou de quelque chose que rien ni
personne ne satisfait vraiment. J’attends ainsi dans le silence que quelque
chose de plus grand me prenne.
Il me semble tout à coup bien plus difficile
de faire entrer Dieu dans un cœur qu’un banc d'église dans un appartement.
L’abattement me consume. Pourtant, je n’ai que trente-deux ans.
***
Je pourrais
prier pour ma mère, cette femme courageuse qui m’a élevé du mieux qu’elle a pu.
Je pourrais prier pour mon ancienne copine qui m’a aimé comme elle le pouvait.
Il y a mon amie Liliane sur qui le train s’amuse à passer sans arrêt. Il y a
les enfants qui combattent la mort dans les hôpitaux, la terre qui combat
l’homme à coup de catastrophes. Il y a l’Afrique et la Syrie.
Quelque part, il
y a un homme qui grimpe un pont. Il y a un toxicomane qui s’injecte. Il y a une
femme qui se fait encore battre et une autre qui se fait vomir. Quelque part, il
y a un enfant qui voit le jour. Il y a un toxicomane qui se rétabli. Il y a une
femme qui est élue et une autre qui sauve une vie.
La vie, c’est un
lampion qui s’allume.
Dieu, c’est un
gros soleil qui s’endort.
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