C’était un bel
après-midi d’été. Je devais avoir neuf ans. Le soleil était haut et frappait
fort. Mon père et moi nous lancions très rarement la balle. J’avais souvent
mieux à faire. Mieux à faire que de faire plaisir à mon père. J’ai toujours
pensé qu’il avait lancé un peu fort, cette fois-là. Peut-être voulait-il
m’impressionner, me montrer que malgré sa spondylarthrite, il avait encore du
bras. Je me souviens d’avoir cherché la balle dans le soleil. Aujourd’hui, je
sais qu’il faut cacher ce dernier avec le gant pour mieux voir. À l’époque, je ne
savais pas. La balle était apparue à la dernière seconde. Une tache noire dans
la lumière aveuglante. Je l’avais reçue en plein dans l’œil. Je m’étais écroulé
au sol, maudissant mon père de ne pas avoir fait plus attention. La partie
s’était terminée sur le champ. Jamais plus je ne me suis lancé la balle avec
mon père.
Je n’ai jamais
été un battant. Lorsque quelque chose ne me réussissait pas du premier coup,
j’abandonnais, prétextant l’ennui ou le manque d’intérêt. Valais mieux paraître
désintéressé que de passer pour un peureux. Je ne compte plus les fois où, face à l’obstacle, j’ai rebroussé chemin. Je n’avais aucune combativité,
aucun sens de la compétition, même si celle-ci était amicale. L’orgueil me tenait
à l’écart, honteux et frustré. Mon
surplus de poids et ma peur des autres se liaient pour faire de moi un enfant
isolé avec très peu d’esprit d’équipe. Les petits défis amusants pour les
autres prenaient vite des allures de cauchemars desquels je n’arrivais
jamais à me réveiller. On disait de moi que j’étais rêveur, contemplatif. Si
seulement on avait su à quoi je pensais.
***
Le parc se
trouvait derrière l’usine de tabac et était impossible à deviner de la rue. Il
faut dire qu’il n’était pas très joli non plus ; un grand carré d’herbe
défraichit parsemé de petits amas friables de terre grise, le tout ceinturé
d’une clôture en fil de fer avec une table à pique-nique en plein milieu. Déjà,
je regrettais d’être venu. Pour couronner le tout, un voile ténu masquait le
soleil brûlant et l’air humide stagnait, comme sous une cloche de verre.
Alex fut le
premier à tenter de soulever la table. Elle n’était pas cimentée sous la terre. Félix s’est joint à lui en prenant l’autre côté et ils l’ont transportée à
petits pas sous un gros sapin qui se
trouvait tout juste à l’extérieur de la clôture. C’était la seule part d’ombre
du parc. J’aurais voulu emmener la table avec eux. J’aurais voulu me précipiter
en premier, la déloger et la traîner avec force et vigueur jusqu’à l’arbre.
Mais je suis resté là à les regarder, en passant le revers de ma main dans le
bas de mon dos, inquiet que mon chandail s’y colle et s’imbibe de sueur. Ils
ont tous les deux retiré le leur avant de s’asseoir. De grosses goûtes
perlaient sur le front d’Alex et ses longs cheveux châtains collaient à ses
tempes. Son torse sans poils et ses abdominaux étaient saillants et sa peau laiteuse tranchait nettement avec le brun foncé de la table. Félix semblait avoir moins chaud. Sa coupe brosse se dressait fièrement sur sa tête
satisfaite et ses petits muscles compacts avaient une teinte dorée. Ils ont
déballé leur sandwich en rigolant et en cherchant la direction du vent. Comme
chaque midi, je ne m’étais pas apporté de lunch. J’avais pris l’habitude très
jeune de ne pas dîner à cause de mon poids. Cette habitude m’avait suivi avec
les années, malgré les étourdissements et les maux de tête.
- Tu manges
pas ?
Je n’ai pas
faim. Je n’ai jamais faim le midi. D’ailleurs, j’ai mal au cœur avec cette
chaleur.
***
Je regarde
au loin. Les voitures circulent sur le boulevard. De temps à autres, je
reconnais un refrain qui me parvient par une fenêtre baissée. Les passants
déambulent sur les trottoirs. Ils sont vêtus légèrement. Des couleurs d’été,
des sandales fines, des chapeaux attrayants et à la mode. Une fille en short sport et
camisole turquoise passe près de nous. Son corps mouillé réfléchit la lumière
du soleil comme un miroir vivant. Ses cheveux bruns sont attachés à l’arrière
de sa tête pour lui dégager la nuque. Une mèche pend sur le côté de sa joue.
Elle regarde dans notre direction. Je vois Alex lui sourire. Elle lui sourit
aussi avant de poursuivre sa course de plus belle. Ses fesses fermes rebondissent
à chacune de ses foulées. Enfin, elle disparaît derrière l’usine.
Je joue avec mes bottes sans pour autant les retirer. Je sens la sueur se frayer des chemins sur mon cuir chevelu. Je sens mon pouls qui s'accélère, mon estomac qui se noue. À deux pas de moi, une grosse crotte de chien.
***
J’ai mis un
moment à voir ce qui n'allait pas, à comprendre que j'étais jaloux. Ce n’était ni de leur éducation,
ni de leur intelligence. J’étais jaloux de leur beauté. Jaloux de leur candeur,
de l’aisance avec laquelle ils habitaient leur corps. J’étais jaloux de la vie
qui coulait en eux, qui émanait d’eux. J’étais jaloux de leur jeunesse. Cette
jeunesse que j’avais dilapidée à ne vivre toujours qu’à moitié. Ce corps duquel
je m'étais fait prisonnier, ce corps que je n’ai jamais aimé. Cette tête toujours
trop pleine d’idées qui ne servent au bout du compte qu’à me tourmenter et à me
couper davantage du monde et de la vie.
***
Alex a terminé
son Sandwich en premier. Il a fouillé dans la petite sacoche de cuirette qu’il
avait de nouée à la taille pour en ressortir un joint qu’il a allumé après
l’avoir délicatement mouillé.
Une odeur de
mouffette ainsi qu’un léger crépitement se sont dégagés du petit bout de papier
roulé. Il a pris une longue bouffée avant de laisser la fumée sortir
paresseusement par ses narines. Il a ensuite tendu le joint à Félix, qui en
était à avaler sa dernière bouchée. Il lui a ordonné de se dépêcher car il y
avait aussi de la coke dans le joint. J’ai regardé le soleil. L'eau salée coulait dans mon dos et sur mon front. Un avion est passé au-dessus de nous. Une tache
noire dans la lumière aveuglante. Le joint est arrivé devant moi. Il faisait
une chaleur accablante.
Schmout