jeudi 27 février 2014

L'été


C’était un bel après-midi d’été. Je devais avoir neuf ans. Le soleil était haut et frappait fort. Mon père et moi nous lancions très rarement la balle. J’avais souvent mieux à faire. Mieux à faire que de faire plaisir à mon père. J’ai toujours pensé qu’il avait lancé un peu fort, cette fois-là. Peut-être voulait-il m’impressionner, me montrer que malgré sa spondylarthrite, il avait encore du bras. Je me souviens d’avoir cherché la balle dans le soleil. Aujourd’hui, je sais qu’il faut cacher ce dernier avec le gant pour mieux voir. À l’époque, je ne savais pas. La balle était apparue à la dernière seconde. Une tache noire dans la lumière aveuglante. Je l’avais reçue en plein dans l’œil. Je m’étais écroulé au sol, maudissant mon père de ne pas avoir fait plus attention. La partie s’était terminée sur le champ. Jamais plus je ne me suis lancé la balle avec mon père.  

Je n’ai jamais été un battant. Lorsque quelque chose ne me réussissait pas du premier coup, j’abandonnais, prétextant l’ennui ou le manque d’intérêt. Valais mieux paraître désintéressé que de passer pour un peureux. Je ne compte plus les fois où, face à l’obstacle, j’ai rebroussé chemin. Je n’avais aucune combativité, aucun sens de la compétition, même si celle-ci était amicale. L’orgueil me tenait à l’écart,  honteux et frustré. Mon surplus de poids et ma peur des autres se liaient pour faire de moi un enfant isolé avec très peu d’esprit d’équipe. Les petits défis amusants pour les autres prenaient vite des allures de cauchemars desquels je n’arrivais jamais à me réveiller. On disait de moi que j’étais rêveur, contemplatif. Si seulement on avait su à quoi je pensais.

***

Le parc se trouvait derrière l’usine de tabac et était impossible à deviner de la rue. Il faut dire qu’il n’était pas très joli non plus ; un grand carré d’herbe défraichit parsemé de petits amas friables de terre grise, le tout ceinturé d’une clôture en fil de fer avec une table à pique-nique en plein milieu. Déjà, je regrettais d’être venu. Pour couronner le tout, un voile ténu masquait le soleil brûlant et l’air humide stagnait, comme sous une cloche de verre.

Alex fut le premier à tenter de soulever la table. Elle n’était pas cimentée sous la terre. Félix s’est joint à lui en prenant l’autre côté et ils l’ont transportée à petits pas  sous un gros sapin qui se trouvait tout juste à l’extérieur de la clôture. C’était la seule part d’ombre du parc. J’aurais voulu emmener la table avec eux. J’aurais voulu me précipiter en premier, la déloger et la traîner avec force et vigueur jusqu’à l’arbre. Mais je suis resté là à les regarder, en passant le revers de ma main dans le bas de mon dos, inquiet que mon chandail s’y colle et s’imbibe de sueur. Ils ont tous les deux retiré le leur avant de s’asseoir. De grosses goûtes perlaient sur le front d’Alex et ses longs cheveux châtains collaient à ses tempes. Son torse sans poils et ses abdominaux étaient saillants et sa peau laiteuse tranchait nettement avec le brun foncé de la table. Félix semblait avoir moins chaud. Sa coupe brosse se dressait fièrement sur sa tête satisfaite et ses petits muscles compacts avaient une teinte dorée. Ils ont déballé leur sandwich en rigolant et en cherchant la direction du vent. Comme chaque midi, je ne m’étais pas apporté de lunch. J’avais pris l’habitude très jeune de ne pas dîner à cause de mon poids. Cette habitude m’avait suivi avec les années, malgré les étourdissements et les maux de tête.

-  Tu manges pas ?

Je n’ai pas faim. Je n’ai jamais faim le midi. D’ailleurs, j’ai mal au cœur avec cette chaleur.

***

Je regarde au loin. Les voitures circulent sur le boulevard. De temps à autres, je reconnais un refrain qui me parvient par une fenêtre baissée. Les passants déambulent sur les trottoirs. Ils sont vêtus légèrement. Des couleurs d’été, des sandales fines, des chapeaux attrayants et à la mode. Une fille en short sport et camisole turquoise passe près de nous. Son corps mouillé réfléchit la lumière du soleil comme un miroir vivant. Ses cheveux bruns sont attachés à l’arrière de sa tête pour lui dégager la nuque. Une mèche pend sur le côté de sa joue. Elle regarde dans notre direction. Je vois Alex lui sourire. Elle lui sourit aussi avant de poursuivre sa course de plus belle. Ses fesses fermes rebondissent à chacune de ses foulées. Enfin, elle disparaît derrière l’usine. 

Je joue avec mes bottes sans pour autant les retirer. Je sens la sueur se frayer des chemins sur mon cuir chevelu. Je sens mon pouls qui s'accélère, mon estomac qui se noue. À deux pas de moi, une grosse crotte de chien.

***

J’ai mis un moment à voir ce qui n'allait pas, à comprendre que j'étais jaloux. Ce n’était ni de leur éducation, ni de leur intelligence. J’étais jaloux de leur beauté. Jaloux de leur candeur, de l’aisance avec laquelle ils habitaient leur corps. J’étais jaloux de la vie qui coulait en eux, qui émanait d’eux. J’étais jaloux de leur jeunesse. Cette jeunesse que j’avais dilapidée à ne vivre toujours qu’à moitié. Ce corps duquel je m'étais fait prisonnier, ce corps que je n’ai jamais aimé. Cette tête toujours trop pleine d’idées qui ne servent au bout du compte qu’à me tourmenter et à me couper davantage du monde et de la vie.

***

Alex a terminé son Sandwich en premier. Il a fouillé dans la petite sacoche de cuirette qu’il avait de nouée à la taille pour en ressortir un joint qu’il a allumé après l’avoir délicatement mouillé.

Une odeur de mouffette ainsi qu’un léger crépitement se sont dégagés du petit bout de papier roulé. Il a pris une longue bouffée avant de laisser la fumée sortir paresseusement par ses narines. Il a ensuite tendu le joint à Félix, qui en était à avaler sa dernière bouchée. Il lui a ordonné de se dépêcher car il y avait aussi de la coke dans le joint. J’ai regardé le soleil. L'eau salée coulait dans mon dos et sur mon front. Un avion est passé au-dessus de nous. Une tache noire dans la lumière aveuglante. Le joint est arrivé devant moi. Il faisait une chaleur accablante.  






Schmout



vendredi 21 février 2014

Le cinquième rang


La voiture de Rosana sillonnait les étroites routes de campagne depuis un bon moment déjà. Nous étions partis tout juste après l’heure du souper, alors que la lumière du jour était encore vive. Par la fenêtre de ma portière, je pouvais voir les champs de maïs défiler devant la silhouette des arbres noircis par le couchant. Le ciel était rose orangé et des rouleaux de nuages pourpres s’étendaient, dévoilant ici et là les premières étoiles. Je pouvais deviner par endroit la machinerie agricole, sorte de dinosaures de fer que l’horizon découpait par jeux d’ombres et de lumière. L’air tiède laissé par cette chaude journée de juin pénétrait par ma fenêtre entre ouverte en émettant un léger claquement. Chargé d’odeurs de terre et de fumier, ce vent nouveau qui allait et venait sur mon visage déposait en moi le sentiment d’être enfin ailleurs.

Nous n’étions plus très loin. Le ciel s’était rapidement obscurci et on ne distinguait plus que la lumière provenant des bâtiments qui s’espaçaient de plus en plus. Les champs étaient devenus d’immenses trous noirs et les étoiles apparaissaient par dizaines.

La voiture a ralenti sur un segment en ligne droite, puis nous avons tourné dans un grand stationnement de gravier. Rosana a coupé le moteur. Le chant des insectes nocturnes s’en est retrouvé décuplé. Des cillements et des croassements émergeaient de l’ombre tout autour et semblaient lentement se rapprocher pour engloutir la tôle. Le moteur avait chauffé durant le trajet et émettait un bruit de statique. 

Nous sommes demeurés de longues secondes sans se regarder, sans dire un mot. Les différentes textures du petit habitacle de la Saab m’apparaissaient tout à coup d’une simplicité réconfortante. L’intérieur feutré de la portière, les détails du tableau de bord, la fissure au coin du pare-brise. Elles étaient les seules choses qu’il me restait encore à abandonner. Et je ne voulais plus. J’ai senti le regard de Rosana se poser sur moi. Je l’ai regardée en silence. Sa bouche tordue lui donnait un air affreusement triste, malgré sa mèche rose qui lui tombait sur le front. Voyant bien qu’elle retenait des larmes plus que des mots, j’ai décidé de sortir de la voiture.

L'air était maintenant plus frais. J'ai pris une grande respiration. Je ne sentais plus mon corps. La grande ourse était suspendue juste au dessus de ma tête. Le stationnement où nous nous trouvions était en fait un chemin qui, dans une légère pente, poursuivait sa course jusqu'à la forêt. Un lampadaire tout au fond éclairait un long hangar. Dans la lumière, il y avait une vieille voiture rouge sans capot ainsi qu'un conteneur à déchets. Je pouvais aussi distinguer la languette de plastique d'un filet suspendu en travers du terrain vague. Un chat s'est approché lentement et est passé derrière la voiture avant de filer tout droit sous un arbuste. La maison était immense et construite sur deux étages. Un revêtement pâle  la recouvrait entièrement à l’exception des nombreuses fenêtres que découpaient des volets de couleur sombre. Elle tranchait nettement avec le fond de la nuit noire ce qui lui donnait une allure irréelle, comme un hologramme livide surgissant au beau milieu de nulle part. Il faut dire que je m’attendais plutôt à un bâtiment rectangulaire fait de ciment, avec des grillages aux fenêtres et une enseigne lumineuse assortie de centaines de moucherons.

Une seule pièce était éclairée. Elle baignait dans une lumière orangée. Je pouvais voir l'horloge au mur. 

Il était 22h10.

***

Maman ?
C’est moi.
Je suis parti, maman.
Parti de la ville.
Je devais trop d’argent.
Je n’avais plus la force de survivre.
Mon propriétaire ne sait rien.
Mon colocataire non plus.
Mes amis ?
Je n’ai plus d’amis.
Quelle petite blonde ?
Non, ça fait longtemps. 
J’étais isolé depuis des mois.
L’école ?
Voyons, maman.
Tout ce que j’avais est au pawnshop.
Ma guitare, mes disques préférés, ma chaîne stéréo, mon vélo. 
J’ai tout perdu, tout.
Oui, ma belle guitare.
Non, n’y va pas.
Non, je ne pleure pas. 
Je suis un drogué, maman.
Pourquoi je dis ça ?
Parce que c’est la vérité.
Mais non ce n’est pas de ta faute.
C’est la faute de personne.
Pourquoi tu pleures ?
Je serai bien là-bas.
Ne sois pas inquiète.
C’est où, là-bas ?
Je ne sais pas.
C’est loin.
Ça sent la campagne.
Je dois te laisser.

Moi aussi, maman.





Schmout











jeudi 20 février 2014

Les petits jambons


Comme je déteste les vestiaires de gymnases. Je m’y sens toujours à l’étroit, tant dans l’espace que dans mes vêtements trempés de sueur. Je m’y trouve toujours trop pâle, trop frêle des jambes, trop mou du ventre. Un nombre incalculable de répétitions qui ne servent au bout du compte qu’à jeter sur moi-même un regard toujours plus sévère, plus insatisfait. C’est qu’ils en ont rien à foutre, les autres, de mes complexes. Comme si le vestiaire au complet n’avait que ça à faire, analyser mon corps de manière systématique. Une planète molle autour de laquelle tournerait sans cesse un satellite impitoyable. C’est des histoires de fous. Ce mal-être est tout à fait autonome et fonctionne très bien sans l’aide de personne. Si ça se trouve, je ne suis peut-être pas le seul. Celle avec les chaussures roses, elle était rouge écarlate pendant la course, tellement qu’on aurait dit qu’elle allait exploser. Ses seins allaient et venaient dans tous les sens à chaque fois qu’un de ses pieds percutait le sol. On aurait dit une mauvaise comédie, un de ces programmes télévisés de mauvais goût où le plus grotesque participant s’attire les faveurs du jury. Et qu’est-ce qu’elle avait à sourire sans arrêt comme une conne ? Un sentiment de légèreté ?

Elle est peut-être heureuse de sentir le sang circuler à tout rompre dans ses veines, de sentir ses muscles brûler, comme si on y mettait le feu. Petite fille, elle courait sûrement très vite. Tantôt pour fuir les garçons, tantôt pour repousser le moment des leçons. Et si c’était son corps physique qui arrivait enfin à rejoindre sa pensée ? Sa pensée qui la bouscule chaque matin hors du lit, l’évince d’un sommeil agité et sans récupération aucune pour la propulser dans le jour au rythme des obligations. Y a-t-il quelqu’un d’autre qu’elle pour étancher ce corps de sa soif d’être libéré, d’être délié, lui qui est déjà esclave du temps depuis sa venue au monde ? Elle se fait peut-être du bien, là où aucun autre être humain n’a su lui en faire, là où aucun homme n’a su la satisfaire.

***

C’est la sérotonine. Un problème de neurotransmetteurs. La communication n’étant déjà pas ce qu’il y a de plus facile. Je ne voudrais pas me prendre pour un neurone, mais je me doutais bien que quelque chose ne tournait pas rond. Cette fatigue de vivre, cet essoufflement au moindre soubresaut du destin, cette lourdeur au milieu du plexus solaire. La peur des autres. La peur de moi, aussi. Ça ne pouvait pas être qu’une question de mollets trop petits ou de ventre trop mou. La blessure était beaucoup plus profonde. Une faille dans l’océan.

Pas la faute à personne non plus. Oh, il y a bien quelque fois où l’événement était plus grand que nature, trop souffrant pour être vrai. Mais la vie a continué. Plusieurs sont partis et moi je suis resté. Neurotransmetteurs ou pas, ce n’est pas une raison pour balancer sa vie par dessus bord. C’est maman qui se l’ai trimballée au ventre pendant neuf mois, cette drôle de vie. Elle la voulait sans doute heureuse, avec des circuits électriques normaux. Moi aussi, je courais beaucoup quand j’étais plus jeune. J’avais des petits jambons à la place des cuisses et rien n’était trop loin pour qu’on ne puisse s’y rendre avec un sourire, quelques encouragements et la promesse d’une collation au retour.

Maintenant, il y a toute cette violence tournée vers soi, cette nourriture qu’on ingurgite, qu’on enfoui Dieu sait où, parfois pour la faire ressortir volontairement. Ces miroirs toujours trop grands. Ces revues toujours trop lustrées. Cet éclairage blafard de salle d’essayage qui aveugle et fausse les données. Cette garde-robe sans queue ni tête où rien ne fait vraiment bien. Cette cornée déformée qui voit tout en rondeurs et qui confond la réalité avec la maladie. Tu vois ton reflet dans une vitrine. Un grand vide tout habillé. Une petite mort à la mode. Une tête indisponible. Tu es l’obsédé dernier cri.

***

Cent dix tours en douze minutes. C’est huit de plus qu’hier. On sent l’amélioration, la motivation qui suinte de toutes parts. Misteur Valaire à fond de train. À mes côtés, deux souliers roses.

-  Bravo camarade !

Elle sourit encore, ne s’effondre pas, s’étire avec aisance. Elle m’explique que c’est un peu le défi de sa vie, qu’elle est déterminée et qu’elle ira jusqu’au bout. Et ce bout, il est où?

Ce bout n’est qu’une date sur un calendrier. La vraie victoire, c’est la fierté de ses enfants, de son mari, de son médecin spécialiste. C’est cette vie qu’elle chérit à nouveau, qu’elle allonge un peu plus à chaque entraînement. La vraie victoire, c’est sur elle-même. Se prendre par la main. S’emmener prendre de l’air. S’accompagner. Être sa meilleure amie. Et puis il y a aussi sa nouvelle robe soleil qu’elle est impatiente de porter. Elle sera resplendissante, comme illuminée de l’intérieur. Tu vois comme c’est beau d’être en vie ?

Ne plus être un mort-vivant. Ne plus se juger si sévèrement. Ne plus se faire vomir jamais. 

Penser au petit garçon avec les jambons. 
Se rendre compte qu’il est toujours là. 
Qu’il n’est jamais parti. 




Schmout
















samedi 15 février 2014

Manger de la tête


Un calculateur de calories ? Dans ton téléphone cellulaire? Moi, je suis devenu un champion en calcul mental. Je compte en avalant. Ce n’est pas compliqué. Ça se fait tout seul. 15 calories, 50 calories, 150 calories. Je vois même l’impact des aliments sur mon corps en temps réel. Le beurre d’arachides qui se loge dans les hanches, le fromage qui déborde en dessous du nombril.

-  Tu bois un lait au chocolat ?

Oui. C’est pour récupérer après la course. Je brûle 600 calories en une heure de jogging. Mon lait au chocolat compte 320 calories par demi litre. Il me reste donc 280 calories de lousse. Quand je cours l’hiver, j’en dépense encore plus parce que mon corps combat le froid. Aussi, ça active mon métabolisme. J’élimine ma graisse en dormant. Depuis que je connais ma fréquence cardiaque cible, je prends mon pouls toutes les dix minutes. De cette façon, je m’assure d’être toujours dans ma zone. Tu vois, depuis qu’on parle, j’ai brûlé 10 calories. Si on était dehors, ça serait 12.

-  T'es pas un peu obsédé?

Je me surveille, simplement... Puis tout le monde devrait en faire autant. C'est une question d'éducation. Ou de niveau de tolérance à être mal dans sa peau. La veux-tu toi, ma peau? 

J'ai toujours été comme ça, depuis que je suis tout jeune. Ça a commencé quand mes parents ce sont séparés. Le pédiatre disait que j'allais amincir en allongeant. Te rends-tu compte? Amincir en allongeant! J'avais une courbe de croissance normale. Mon père mesurait six pieds. J'avais encore trois pieds de jeu. C'est là que j'ai commencé à calculer rare. Ça m'a jamais lâché après. Même quand je faisais 6 pieds et 142 livres, je me trouvais quand même un petit bourrelet. C'est émotif mon affaire. Je mange mes émotions. Pis les tiennes avec. 

-  T'es un hostie d'malade mental. 

***

-  Est-ce que tu me trouves gros ?

Merde. La phrase est sortie de ma bouche. Je la répétais en boucle dans ma petite tête d'enfant depuis plusieurs minutes, comme un mantra, avec toutes les intonations possibles. Un vacarme incessant. 

-  Bien sûr que non…

Son regard était apaisant, sincère. Sa réponse, rapide et sans équivoque.

Du coup, je me suis redressé sur la chaise de bois et me suis remis à respirer normalement, par le ventre. Le ballon qui gonfle et qui dégonfle, qui fait entrer la vie dans le sang et les muscles.

Elle est si belle, l’intervenante. Mince, longs cheveux bruns, yeux verts. Elle s’appelle Josée. Elle travaille de nuit à la maison d’hébergement où ma mère, mes frères et moi demeurons depuis un mois. C’est une immense maison de campagne avec de belles lucarnes et un jardin à l’arrière. Il y a des caméras de surveillance au dessus de chacune des portes d’entrée. Quand je n’arrive pas à dormir, je sors discrètement de la chambre, je descends le grand escalier qui craque et je vais la retrouver à la réception. Elle est toujours installée derrière le gros pupitre, un livre à la main ou en train de grignoter quelque chose. Elle ne peut jamais dormir. Elle doit surveiller les moniteurs. Je lui explique que je ne trouve pas le sommeil, que la maison est trop grande, qu’elle craque de partout. Elle sort alors un jeu de société, m’offre de partager une bouchée avec elle puis, nous passons un moment juste tous les deux sans que personne ne sache. 

Notre chambre est située au deuxième étage et la fenêtre guillotine donne sur la cour arrière. Elle est la seule chambre de la maison à avoir quatre lits. Toutes les autres en ont deux ou trois. Le mien est sur la droite tout de suite en entrant, là où le plafond est en angle. Celui de ma mère est de l’autre côté de la porte et ceux de mes frères, de chaque côté de la fenêtre. Nous occupons donc chacun un coin de la pièce. Une vieille et longue commode a été installée sous la fenêtre. La patine est déformée à plusieurs endroits car il pleut souvent dessus. 

Hier, c’était jour de sport au centre. Dennis Martinez a réalisé une partie parfaite avec les Expos. J’ai découpé la première page du Journal de Montréal et l’ai collé au dessus de mon lit. Il a la tête en bas, dans la pente.

C’est une autre intervenante qui s’occupe du volet activités. Elle est anglophone et parle avec un drôle d’accent. Elle porte de grosses lunettes à monture dorée et a les cheveux jaune-oranges. Il y a un grand parc sur la rue juste derrière la maison. Il y a aussi une piscine et des jeux d’eau. Maman m’a acheté un gant en plastique mou. J’ai aussi un pyjama bleu et rouge deux pièces qui ressemble à l'uniforme de Dennis et que je porte pour avoir l’allure d’un joueur professionnel. Il est un peu serré mais je n’ai rien d’autre qui fasse sérieux. Même si c’est l’été, je ne me baigne pas avec les autres. Je déteste me mettre en costume de bain. Je préfère être serré dans mon uniforme et faire du sport. Je me trouve gros, même si Josée elle, ne trouve pas.

Nous sommes en juillet 1991. Je n’ai pas encore 10 ans. La maison où je demeure est immense, avec de belles lucarnes et un jardin à l’arrière. C’est une maison d’hébergement pour femmes battues. Il y a des caméras partout, parce que les papas sont dangereux. 

Je ne sais pas quoi penser. 
Je ne sais rien, ne ressens rien. 
Et je grignote avec Josée.






Schmout