jeudi 14 août 2014

La forteresse


Je regarde les photos de ma petite enfance. Je suis souvent dans le bain, comme tout le monde. Il y en a une où je suis assis sur une chaise de bois et tiens l’immense accordéon de mon père sur mes genoux. Une autre a été prise en plein hiver. Je me prépare à glisser du haut d’une montagne de neige pelletée par mon père. Puis, il y a celle où je tiens tout seul dans le creux d’une branche d’arbre, emmitouflé jusqu’aux oreilles. Une tache blanche dans l’automne quatre-vingt-un.

Ma mère était assez jolie fille, toujours souriante. À chaque année, elle est celle de biais au gâteau d’anniversaire, une main posée sur mon épaule droite, debout entre la cuisine et la salle à manger. Une chaude journée d’été commencée tôt pour que s’inscrive en moi le sentiment d’être aimé, la certitude de valoir la peine.

Cette forteresse d’où j’épiais le monde est devenue un long corridor encombré. Plus de bougies pour moins de lumière. Plus jamais, mon anniversaire.

***

On m’expliqua beaucoup plus tard, quand je fus en âge de comprendre, que cette forteresse que je croyais inébranlable était en fait un lieu qui craquait de partout et où personne n’osait jamais mettre les pieds. Les montagnes de neige de papa sont alors devenues des phases maniaques. Les sourires de maman, le pâle reflet de l’Ativan. C’est toute l’enfance qui revenait à la maison, un œil au beurre noir avec une basket en moins. La réalité gagnerait toujours sur l’imagination. De bien longs détours qui au bout du compte n’auront sauvé rien ni personne.

À ma première dépression, on ne manqua pas de me parler du facteur héréditaire. On ne vient pas des voisins, surtout qu’on ne les voyait jamais. On a refait le chemin à l’envers pour trouver des indices. On a déplié la carte, relié des points, rayé des zones et découvert des passages. Drôle comme les choses paressent évidentes lorsqu’on se donne la peine de se pencher pour regarder. Aussi, je ne suis pas différent des autres. Je préfère croire que ça passera en vent plutôt que de m’encombrer d’un parapluie pour toute la vie.

Je pense à un vieil ami qui, lorsqu’il était en proie à une période dépressive, se mettait systématiquement à repeindre son appartement. Il roulait toute la nuit, des pigments de couleurs qui allaient donner un nouvel élan de vie à son trois et demi. Quétiapine aidante, il finissait par s’endormir dans la lumière du petit matin, épuisé et seul. Un fœtus tout habillé au nord de Rosemont. Une lacune dans le monde des communications et du design d’intérieur. J’ai bien essayé de visser trois tablettes le mois passé. Il m’aura fallu l’aide d’une professionnelle. 

-  Toi, es-tu un clown triste ou un vrai clown ?

Mes parents n’étaient pas clowns. Pas été élevé dans un cirque non plus. J’aime faire rire. Comme d’autres aiment faire chier, je suppose. Il y a dans l’acte de rire, quelque chose qui échappe au fardeau de l’existence. Et l’on préfèrera toujours la compagnie des gens comiques à celle des gens aux prises avec des problèmes de sérotonine. C’est plus convenable lors d’évènements et ça empêche la conversation de raser le plancher.

-  As-tu déjà songé au suicide ?

Oui, souvent. 

Mais non. C’est juste une blague.

***

Je regarde une photo de mon père. Un petit cadre que j’ai dépoussiéré puis installé sur le grand bureau, juste à côté de ma prière de sérénité. Pour la première fois depuis sa mort, je lui en veux. Je lui en veux de ne pas avoir été quelqu’un d’autre et exige de lui qu’il me donne au moins le courage. Il me regarde sans dire un mot, sachant bien que je suis fait de lui et qu'importe la manière, je devrai trouver la lumière. 

Mon cellulaire sonne encore. Un rythme électro que j’avais choisi au départ parce qu’il me faisait penser à une chanson de Radiohead. À force de ne jamais décrocher, la ressemblance a fini par devenir insupportable. Répondre à ce foutu téléphone. 

Je reconnais la voix. C’est cette voix de petite fille que le temps n’arrive pas à érailler. 

C’est maman qui me téléphone pour mon anniversaire. 

Maintenant à la retraite, elle me raconte l'angoisse que lui cause tout ce nouvel espace sans repères et libre d'obligations. On se ressemble tellement, elle et moi. Comme si le vide allait nous avaler tout rond. Je ne peux m'empêcher de lui faire part que je traverse des moments plus difficiles et que ça me préoccupe à cause de la maladie de papa. Je ne manque pas de la rassurer en lui disant que je suis bien entouré et que je suis suivi de près par un médecin, en plus de l'intervenante psychosociale. Pour couper court à l'émotion, je lui souligne mes bons coups de la dernière année. Je lui parle de ma bourse scolaire, de mon abstinence de drogue et d'alcool, de mes performances à la course, de musique et d'écriture. Je lui parle avec un enthousiasme inespéré des cours qui reprendront sous peu et du bel avenir qui se dessine devant moi. 

Comme toujours, elle me dit qu'elle n'est pas inquiète, qu'elle sait que je suis capable. 

***

Endormi au pied d'un arbre, 
un Lion dans l'été deux mille quatorze.
La vie reprend mon corps.
La forteresse a traversé le corridor.  





Schmout



Robin Williams 1951-2014













vendredi 16 mai 2014

L'Escalier


Je suis assis contre un mur, un vieux coussin orange sous les fesses. Le plancher d’époque est taché de nœuds et très usé, surtout à l’entrée de la pièce. À ma droite, les pieds posés sur une table basse, un homme d’environ trente-cinq ans est avachi sur un sofa antique. Il est vêtu d’une veste de jeans bleu pâle, d’un pantalon noir et de chaussures de cuir. Presque imberbe, son visage androgyne est rougi par endroit. Il boit dans une grande tasse marron et parle à la française. Il discute avec une femme dont j’aime la voix mais que je n’arrive pas à apercevoir, puisque un pan de mur bariolé à la manière d’une enseigne de barbier nous sépare. La discussion porte sur le domaine juridique. Une manifestation qui a mal tournée.

La serveuse fait son entrée dans la pièce. Elle porte une robe bleu marin qui lui sert un peu les hanches pour descendre jusqu’à mi-cuisse. Ses cheveux bruns sont fins et flottent sur ses épaules. Sa démarche est lente et paisible, comme si nous étions chez elle.

Mon amie est allongée devant moi sur d’autres coussins. Un vert pomme et un bleu azur. Une petite table carrée se dresse entre nous deux. Elle écrit dans un calepin et jette un coup d’œil de temps à autre sur la fille que je ne vois pas. Un rock psychédélique minimaliste plutôt brouillon rend l’ensemble du portrait assez étrange, comme si nous étions les acteurs improvisés d’un film amateur portant sur le quotidien des héroïnomanes. La serveuse demande à me desservir de ma tasse de café vide. Je remarque qu’elle ne porte pas de soutien-gorge. Elle me sourit.

Je me demande qu’est-ce qu’elle peut bien écrire, mon amie. Enfin, je ne doute pas qu’elle puisse avoir des choses à dire, bien au contraire. Mais je suis curieux. Et sa nouvelle façon de se coiffer m’intrigue. Elle s’aperçoit à ce moment-là de mon regard posé sur elle. Elle pointe le menton en avant et le ramène aussitôt vers elle. Regard espiègle.

-  Qu’est ce que t’as à me regarder ?

Je me demande ce que tu écris. Et je trouve ta nouvelle coiffure bizarre.

-  Et toi qu’est-ce que tu lis ?

Michel Tremblay. C’est bientôt l’été, alors on lit du Michel Tremblay. Si je ne fais pas ça, je deviens fou de rage.

-  Pourquoi donc ?

Parce que c’est comme ça, la vie. La douceur, il faut parfois la faire entrer de force.

***

Nous sortons rue Ste-Catherine et décidons de monter St-Hubert pour aller rejoindre de Maisonneuve. Je repense à la serveuse et j’ai une vague impression d’ivresse que je n’avais pas en arrivant au café une heure plus tôt. Le bruit, la circulation, les gens ; tout cela me semble tout à coup d’une importance moindre, comme si la cacophonie du centre-ville me passait plus facilement à travers, ou plutôt qu’elle me passait à côté.

Nous longeons le parc Émilie Gamelin vers le nord. Chaque fois que je passe ici, je ne peux m’empêcher de penser à l’itinérant que j’ai vu se faire poignarder cinq ans plus tôt. Je regarde le ciment, cherche encore la tache de sang. Évidemment, plus rien n’y paraît. C’est en moi qu’elle se trouve, la tache qui ne disparaît pas.

J’entretiens mon amie sur le fait que les hypersensibles ressentent tout plus fort que la normale. Les émotions, les bruits, les sensations. Tout s’imprègne plus creux et marque plus longtemps. On devient fou à rester en ville.

-  Ça dérange ma mère quand elle vient garder le petit. Elle entend les voitures sur le pont au dessus de sa tête. Son cœur de grand-mère tremble au milieu des murs.

Moi, c’est les pneus qui crissent à chaque instant. Une course contre la montre où l’autre devient un adversaire. Tous les enfants du monde sont à la garderie depuis le petit matin. Un beau jour, ils auront des papas tout gris, enroulés dans de la tôle froissée. 

***

Nous arrivons à la garderie située sur de Maisonneuve. Mon amie entre chercher son fils pendant que je débarre le cadenas à numéro de sa nouvelle bicyclette. C’est l’heure de pointe et les véhicules passent trop rapidement sur le boulevard. Ils tournent le coin dans un flot incessant, presque qu’hypnotique. Comme si le pont allait disparaître après dix-sept heures.

Je m’assois sur la petite monture et guète sa sortie. Même s’il comprend très bien l’importance du partage, je sais que ça ne manquera pas de l’agacer un peu. Je me demande si mon père me faisait la même chose. Je ne me souviens même pas d’avoir déjà été à la garderie. À partir de quel âge se souvient-on réellement des choses ?

Ils sortent enfin. Il m’aperçoit, me fait un sourire et fonce dans ma direction.

-  C’est ma bicyclette !

Sa mère lui demande s’il est content de sa surprise. Je comprends à ce moment-là que je suis la surprise. Touché, me sens aussi un peu indigne.

-  Regarde, tu peux mettre le pied pour qu’elle tienne toute seule !

Fantastique. Parfois, j’aimerais bien pouvoir mettre un pied à ma vie, pour qu’elle tienne toute seule.

***

Une voiture de luxe fait crisser ses pneus, manque d’en emboutir une autre. Un homme sort la tête et cri un bon coup. Mon amie allume une cigarette pendant que le petit enfile son casque. Le soleil tape fort. Je retire ma veste de cuir. Le petit se met prudemment en route. Mon amie a vraiment une coupe de cheveux bizarre. 

Hors, l’ensemble du portrait n’a rien d’étrange. Nous pourrions être les acteurs improvisés d’un film amateur portant sur le quotidien de personnes qui fonctionnent maintenant sans dépendance à l'héroïne. 




Schmout

mardi 15 avril 2014

La prière


Chaque soir à seize heures, je quitte le magasin où je travaille et je rentre à pied. Je mets exactement quarante minutes pour me rendre au coin de ma rue. La ville se traverse très bien d’un bout à l’autre en marchant. J’emprunte toujours le même itinéraire et je n’ai jamais pensé faire autrement. Je marche une dizaine de minutes sur la rue principale puis, lorsqu’elle devient plus clairsemée, je bifurque sur la gauche tout juste après le pont. J’enjambe la voie ferrée avant de grimper la grande côte qui conduit à la partie pauvre de la ville. Une fois en haut, je croise la piscine municipale, une école primaire ainsi qu’un petit restaurant qui ne fonctionne qu’en été puisque conçu à partir d’un vieil autobus. Vient ensuite le petit parc industriel où presque tout le monde travaille. Ne me reste plus qu’un long boulevard mal éclairé à franchir avant d’arriver. Les logements à prix modique se trouvent tout au bout de celui-ci, là où commence la forêt. Après, il n’y a plus rien.

Au moment de quitter le magasin, je mets en route mon lecteur cd portatif. J’écoute toujours le même disque. Les morceaux débutent et s’achèvent aux mêmes intersections. C’est comme ça que j’arrive à savoir si je maintiens le même rythme que le jour précédant.

Au commencement de l’hiver, le soleil se couche au moment exact où je quitte la rue principale. Chaque fois, je m’arrête pour le regarder s’asseoir au bout de la voie ferrée. Je me tiens là, debout au milieu du long corridor lumineux. Le ciel empourpré, cet immense tableau changeant qui recouvre tout, me reconnaît et me salue. Je plisse les yeux pendant que le son des guitares me monte lentement dans la colonne vertébrale.

J’ai chaque fois une pensée pour ma famille. Le vent fouette mon visage. Des larmes se figent sur mes joues. Je ne suis pourtant pas triste. Je ressens plutôt une forme de courage tranquille, comme si la vie m’arrivait pour la centième fois. Pourtant, je n’ai que dix-sept ans.

***

Toutes les semaines, j’entre dans l’église, éreinté et soumis, enfin résolu à confier cette vie une bonne fois pour toutes. Un homme de petite stature passe la vadrouille dans le chœur. Quelqu’un s’exerce à l’orgue tout en haut. Des accords sombres et dissonants qui rebondissent sur les fresques et le plafond voûte jusqu’à me donner un malaise à l’estomac. Je traverse lentement l’allée centrale en détaillant les bancs de chaque côté. Je me surprends à penser qu’il serait sans doute impossible de faire entrer ne serait-ce qu’un seul de ces bancs dans ma chambre à coucher.

À ma gauche se tiennent les martyrs. Teint blafard et regard vide. Sorte de toxicomanes ecclésiastiques à qui on demande courage lorsque le nôtre se traîne à plat ventre. Une centaine de lampions rouges et verts attendent côte à côte que quelqu’un veuille bien sortir un dollar de sa poche. Un enfant malade. Une épouse qui ne revient pas. Un ventre vide.

Je fouille mes poches, trouve une grosse pièce de bronze que mon frère m’a ramenée d’une cathédrale de Montmartre l’hiver passé. Aussi, un porte-clés avec une seule clé, un relevé bancaire et deux épingles de sureté. Me voilà bien humble, ais-je pensé, ainsi ramassé sous le regard bienveillant de la mère de Jésus.

La lumière filtre au travers des vitraux. Des couleurs multicolores sont projetées sur le marbre et les boiseries prennent une teinte orangée. L’homme de maintenance contourne l’autel avant de disparaître derrière une large colonne coiffée d’un gros bouquet de fleurs blanches. La musique cesse. Me voilà enfin seul, ou presque. 

Je me glisse dans la première rangée, m’assois et descends l’agenouilloir. Celui-ci émet un drôle de fracas en touchant le sol. Un bruit, me semble t’il, qu’aucun autre objet n’arrive à reproduire parfaitement. Je tente de me tenir droit, de maintenir une posture empreinte de dignité. Je place mes mains de façon à recevoir quelque chose. Mon regard se pose sur les statuts et peintures. Je m’insère dans l’ombre d’un pied, touche le bleu d’un ciel. Je caresse la pierre lisse et respire l’odeur des tissus.

Je pense à moi à la troisième personne. Je ramasse mes tracas de tous les jours comme pour en faire un amas uniforme et facile à cueillir. Je commence par les évènements les plus récents. Je repasse des conversations, en souligne les injustices faites à mon égard. Je revois des visages, me souviens des expressions, des gestes posés. Je laisse les malaises et autres sentiments refaire surface.

Au moment de faire cet exercice, je sens aussi que quelque chose en moi menace de quitter la vie.

Je tente ensuite d’avoir une certaine miséricorde à mon égard. Je pense à ma famille. Je berce mes manques, les prends un à un, les accueille comme des animaux malcommodes dont plus personne ne veut. Je ne prie jamais que pour moi-même, cette petite personne toujours en manque de quelqu’un ou de quelque chose que rien ni personne ne satisfait vraiment. J’attends ainsi dans le silence que quelque chose de plus grand me prenne. 

Il me semble tout à coup bien plus difficile de faire entrer Dieu dans un cœur qu’un banc d'église dans un appartement. 

L’abattement me consume. Pourtant, je n’ai que trente-deux ans.

***

Je pourrais prier pour ma mère, cette femme courageuse qui m’a élevé du mieux qu’elle a pu. Je pourrais prier pour mon ancienne copine qui m’a aimé comme elle le pouvait. Il y a mon amie Liliane sur qui le train s’amuse à passer sans arrêt. Il y a les enfants qui combattent la mort dans les hôpitaux, la terre qui combat l’homme à coup de catastrophes. Il y a l’Afrique et la Syrie.

Quelque part, il y a un homme qui grimpe un pont. Il y a un toxicomane qui s’injecte. Il y a une femme qui se fait encore battre et une autre qui se fait vomir. Quelque part, il y a un enfant qui voit le jour. Il y a un toxicomane qui se rétabli. Il y a une femme qui est élue et une autre qui sauve une vie.

La vie, c’est un lampion qui s’allume.
Dieu, c’est un gros soleil qui s’endort.



 Schmout











dimanche 30 mars 2014

La déclaration


J’ai souvent l’impression que les autres embrassent la vie d’une manière différente de la mienne. Il y a ma vie, celle dans laquelle je me réveille chaque jour. Puis, il y a celle où tout le monde se trouve. Par le simple fait d’être en vie, je m’y insère. Parce que la première conséquence à ne pas être un mort, est de devoir vivre.

Alors on vit. Tantôt comme de vrais guerriers, tantôt comme de vraies lavettes. Mais toujours sans savoir si c’est la même chose pour tout le monde. Bien sûr, on peut s’en parler. Là se trouve sûrement toute la beauté et la complexité de l’être humain ; la capacité de pouvoir se dire. Mais encore faut-il avoir accès à ce qui est en nous. Et les distractions ne manquent pas.

Le chemin qui te traverse est aussi celui que tes parents ont emprunté. Tu cherches sans cesse un raccourci. Et tu ne fais jamais que te frôler, parce que c’est ainsi qu’on te veut ; inconscient et malléable.

***

L’endroit a un certain cachet mais les effluves d’huile à friture rappellent qu’on y mange une nourriture grasse et peu distinguée. Le lourd mobilier, une pâle réplique du style cabaret des années vingt, évoque davantage l’esprit d’un bar que celui d’une salle à manger. Les murs peints en rouge foncé voudraient faire croire en une atmosphère feutrée mais celle-ci s’avère assez peu réussie puisqu’ils sont tous couverts de gros cadres en acier brossé. Il s’agit de scènes de rue en noir et blanc. Des clichés propres et sans âme, pour la plupart. Une partie d’un mur de brique a été préservée au-dessus de la caisse enregistreuse. Il est enduit d’une épaisse couche de vernis, ce qui à une certaine distance, porte à douter de son authenticité. L’ensemble beigne dans des rythmes afro-américains où les envolées vocales empêchent la pensée de suivre son cours normal.

Une serveuse entièrement vêtue de noir nous accueille avec un sourire exagéré qui trahit une canine surélevée. On la croirait sortie directement d’un de ces bars sportifs où l’on grignote sur un coin de comptoir devant des dizaines d’écrans géants. Sa démarche rapide et ses gestes précipités m’irritent et me paraissent injustifiés puisque nous sommes les seuls clients en ce milieu d’après-midi. Elle nous dirige ainsi à la hâte dans la seconde partie qui est pour ainsi dire identique à la première, à l’exception du plancher qui y est plus foncé et sans aucune égratignure. Le mobilier est le même, hormis les tables qui ont été peintes en bourgogne alors que les autres étaient sur le bois nu. La musique y semble un peu plus forte, conséquence sans doute provoquée par l’acoustique d’une pièce où personne ne se trouve. Mon amie s’empresse de prendre la place faisant dos à la fenêtre. Je m’assieds donc de l’autre côté pour m’apercevoir que l’effet de contre-jour m’empêche de voir les détails de son visage. Celui-ci est assombri et émerge d’une lumière floue où circulent sans arrêt voitures et piétons, ce qui me cause un début de nausée. Mes yeux mettent quelques secondes à s’ajuster, tout juste le temps nécessaire pour que la serveuse s’amène à nouveau avec deux verres d’eau rempli de glace aux trois quarts.

-  Est-ce que je vous apporte quelque chose à boire ?

Mon amie jette rapidement un coup d’œil au menu. Elle se décide à prendre une peinte de rousse, demande deux verres. Je dois alors lui rappeler que je ne bois pas. Elle se sent mal, s’excuse. Je ne commande rien de plus.

Ses yeux gris me regardent fixement. Ses lèvres molles et luisantes dessine un léger sourire que j’interprète comme étant un signe de satisfaction. Elle est heureuse d’être ici, seule avec moi. 

Voilà l’idée qui se trouve à la base de mon malaise lorsque je prends le risque de vivre un moment dans l’intimité avec quelqu’un. À la seconde où je conscientise que je suis en train de prendre part à quelque chose qui n’existerait pas sans moi, je suis pris d’un vertige, comme si j'étais tout à coup chargé d’une lourde responsabilité. Et si je me mettais à débiter des conneries sans le vouloir ? Au fond, cette fille, je ne la connais pas. Si, nous avons bien échangé quelques confidences ici et là, mais j’ai quand même le sentiment de ne pas avoir fait le tour d’elle. Je ne peux prédire, par exemple, quelle serait sa réaction si j’abordais tout à coup un sujet délicat comme la consommation abusive de pornographie. Sa capacité de jauger la véracité de mes propos est tout aussi incertaine puisqu’elle ne me connaît pas très bien non plus. Cependant, je sais de moi que je suis une personne entière, c’est à dire que je m’ouvre souvent sans réserve. On a donc vite fait de se faire une idée globale de ma personne, parfois à mon désavantage puisqu’il ne subsiste aucun mystère qui pourrait susciter un intérêt supplémentaire. Évidemment, cette fille ne sait à peu près rien de cet appareil émotif qui s’opère en moi. De toute façon, ce n’est qu’une question de temps avant que je lui en fasse l’étalage.

La serveuse revient vers nous avec la bière et le verre. Elle verse la moitié de celle-ci avant de sortir un petit calepin de la poche de cuir qu’elle a de nouée à la taille. Mon amie commande la première. Elle a choisi de se confectionner elle-même son repas avec la liste des différents ingrédients disponibles. Patates douces, chèvre, sauce au vin rouge. Pour ma part, j’opte pour une recette préétablie ; viande fumée, emmental, sauce aux trois poivres. Je dénote dans les mouvements de tête de la serveuse une certaine approbation devant mon choix, ce qui crée chez moi le sentiment d’avoir bon goût. Du coup, elle m’apparaît beaucoup plus aimable, plus jolie aussi, comme si dans ce geste banal pouvait se trouver le début d’une complicité, même d’une histoire d’amour. A-t-elle un petit ami ? D’où peut bien provenir ce drôle d’accent qui était passé inaperçu jusqu’ici ? Quel âge peut-elle bien avoir ? A-t-elle des enfants ?

Le tissu qui recouvre l’assise de ma chaise s’effiloche à plusieurs endroits. Je tire sur un fil, tête baissée. Et je sais qu'il me faudra bientôt parler à mon amie.

***

J’ai eu beaucoup de difficulté à lui avouer que je ressentais du désir pour elle. Je trainais ce sentiment depuis des semaines comme une lourde croix. Je me sentais inapproprié, vulgaire, presque sale, comme si le désir était une chose honteuse qu’il fallait taire. Mais voilà que nous sommes assis dans ce restaurant, juste tous les deux et que les mots DÉSIR et POUR TOI viennent enfin de sortir de ma bouche. 

Elle me fait d'abord un sourire moqueur, comme si des images défilaient sur mon front au fur et à mesure que je m'enfonce dans des justifications laborieuses. À ma grande surprise, il ne se produit pas en moi la métamorphose que j'avais appréhendée. Je ne me transforme pas en brute et ne déballe pas mon sexe sur la table non plus. J'arrive même à soutenir son regard pendant les mots importants. Un morceau R&B au rythme sensuel porte ainsi mon témoignage jusqu'au bout et me laisse enfoncé dans ma chaise, le coeur battant et les mains moites. 

Assoiffé, je prends une grande gorgée d'eau glacée. Je sens qu'une de mes dents plombées veut se fendre de douleur, ce qui m'arrache une drôle de grimace. Sur le mur à côté de nous, un cadre avec un arbre, une branche et deux amoureux qui se balancent dans un gros pneu. 

Mon amie me regarde maintenant sans cligner des yeux, cachée derrière son verre de bière qu'elle tient à la hauteur de son menton. La lumière extérieure a changée et est moins aveuglante. Je peux voir les détails de sa peau. Une peau lisse et pâle, sans imperfection aucune. 

J'entends alors du bruit derrière mon épaule. Une assiette gigantesque apparaît devant moi. 

Non. Impossible de deviner d'où provient ce drôle d'accent. 






Schmout