dimanche 30 mars 2014

La déclaration


J’ai souvent l’impression que les autres embrassent la vie d’une manière différente de la mienne. Il y a ma vie, celle dans laquelle je me réveille chaque jour. Puis, il y a celle où tout le monde se trouve. Par le simple fait d’être en vie, je m’y insère. Parce que la première conséquence à ne pas être un mort, est de devoir vivre.

Alors on vit. Tantôt comme de vrais guerriers, tantôt comme de vraies lavettes. Mais toujours sans savoir si c’est la même chose pour tout le monde. Bien sûr, on peut s’en parler. Là se trouve sûrement toute la beauté et la complexité de l’être humain ; la capacité de pouvoir se dire. Mais encore faut-il avoir accès à ce qui est en nous. Et les distractions ne manquent pas.

Le chemin qui te traverse est aussi celui que tes parents ont emprunté. Tu cherches sans cesse un raccourci. Et tu ne fais jamais que te frôler, parce que c’est ainsi qu’on te veut ; inconscient et malléable.

***

L’endroit a un certain cachet mais les effluves d’huile à friture rappellent qu’on y mange une nourriture grasse et peu distinguée. Le lourd mobilier, une pâle réplique du style cabaret des années vingt, évoque davantage l’esprit d’un bar que celui d’une salle à manger. Les murs peints en rouge foncé voudraient faire croire en une atmosphère feutrée mais celle-ci s’avère assez peu réussie puisqu’ils sont tous couverts de gros cadres en acier brossé. Il s’agit de scènes de rue en noir et blanc. Des clichés propres et sans âme, pour la plupart. Une partie d’un mur de brique a été préservée au-dessus de la caisse enregistreuse. Il est enduit d’une épaisse couche de vernis, ce qui à une certaine distance, porte à douter de son authenticité. L’ensemble beigne dans des rythmes afro-américains où les envolées vocales empêchent la pensée de suivre son cours normal.

Une serveuse entièrement vêtue de noir nous accueille avec un sourire exagéré qui trahit une canine surélevée. On la croirait sortie directement d’un de ces bars sportifs où l’on grignote sur un coin de comptoir devant des dizaines d’écrans géants. Sa démarche rapide et ses gestes précipités m’irritent et me paraissent injustifiés puisque nous sommes les seuls clients en ce milieu d’après-midi. Elle nous dirige ainsi à la hâte dans la seconde partie qui est pour ainsi dire identique à la première, à l’exception du plancher qui y est plus foncé et sans aucune égratignure. Le mobilier est le même, hormis les tables qui ont été peintes en bourgogne alors que les autres étaient sur le bois nu. La musique y semble un peu plus forte, conséquence sans doute provoquée par l’acoustique d’une pièce où personne ne se trouve. Mon amie s’empresse de prendre la place faisant dos à la fenêtre. Je m’assieds donc de l’autre côté pour m’apercevoir que l’effet de contre-jour m’empêche de voir les détails de son visage. Celui-ci est assombri et émerge d’une lumière floue où circulent sans arrêt voitures et piétons, ce qui me cause un début de nausée. Mes yeux mettent quelques secondes à s’ajuster, tout juste le temps nécessaire pour que la serveuse s’amène à nouveau avec deux verres d’eau rempli de glace aux trois quarts.

-  Est-ce que je vous apporte quelque chose à boire ?

Mon amie jette rapidement un coup d’œil au menu. Elle se décide à prendre une peinte de rousse, demande deux verres. Je dois alors lui rappeler que je ne bois pas. Elle se sent mal, s’excuse. Je ne commande rien de plus.

Ses yeux gris me regardent fixement. Ses lèvres molles et luisantes dessine un léger sourire que j’interprète comme étant un signe de satisfaction. Elle est heureuse d’être ici, seule avec moi. 

Voilà l’idée qui se trouve à la base de mon malaise lorsque je prends le risque de vivre un moment dans l’intimité avec quelqu’un. À la seconde où je conscientise que je suis en train de prendre part à quelque chose qui n’existerait pas sans moi, je suis pris d’un vertige, comme si j'étais tout à coup chargé d’une lourde responsabilité. Et si je me mettais à débiter des conneries sans le vouloir ? Au fond, cette fille, je ne la connais pas. Si, nous avons bien échangé quelques confidences ici et là, mais j’ai quand même le sentiment de ne pas avoir fait le tour d’elle. Je ne peux prédire, par exemple, quelle serait sa réaction si j’abordais tout à coup un sujet délicat comme la consommation abusive de pornographie. Sa capacité de jauger la véracité de mes propos est tout aussi incertaine puisqu’elle ne me connaît pas très bien non plus. Cependant, je sais de moi que je suis une personne entière, c’est à dire que je m’ouvre souvent sans réserve. On a donc vite fait de se faire une idée globale de ma personne, parfois à mon désavantage puisqu’il ne subsiste aucun mystère qui pourrait susciter un intérêt supplémentaire. Évidemment, cette fille ne sait à peu près rien de cet appareil émotif qui s’opère en moi. De toute façon, ce n’est qu’une question de temps avant que je lui en fasse l’étalage.

La serveuse revient vers nous avec la bière et le verre. Elle verse la moitié de celle-ci avant de sortir un petit calepin de la poche de cuir qu’elle a de nouée à la taille. Mon amie commande la première. Elle a choisi de se confectionner elle-même son repas avec la liste des différents ingrédients disponibles. Patates douces, chèvre, sauce au vin rouge. Pour ma part, j’opte pour une recette préétablie ; viande fumée, emmental, sauce aux trois poivres. Je dénote dans les mouvements de tête de la serveuse une certaine approbation devant mon choix, ce qui crée chez moi le sentiment d’avoir bon goût. Du coup, elle m’apparaît beaucoup plus aimable, plus jolie aussi, comme si dans ce geste banal pouvait se trouver le début d’une complicité, même d’une histoire d’amour. A-t-elle un petit ami ? D’où peut bien provenir ce drôle d’accent qui était passé inaperçu jusqu’ici ? Quel âge peut-elle bien avoir ? A-t-elle des enfants ?

Le tissu qui recouvre l’assise de ma chaise s’effiloche à plusieurs endroits. Je tire sur un fil, tête baissée. Et je sais qu'il me faudra bientôt parler à mon amie.

***

J’ai eu beaucoup de difficulté à lui avouer que je ressentais du désir pour elle. Je trainais ce sentiment depuis des semaines comme une lourde croix. Je me sentais inapproprié, vulgaire, presque sale, comme si le désir était une chose honteuse qu’il fallait taire. Mais voilà que nous sommes assis dans ce restaurant, juste tous les deux et que les mots DÉSIR et POUR TOI viennent enfin de sortir de ma bouche. 

Elle me fait d'abord un sourire moqueur, comme si des images défilaient sur mon front au fur et à mesure que je m'enfonce dans des justifications laborieuses. À ma grande surprise, il ne se produit pas en moi la métamorphose que j'avais appréhendée. Je ne me transforme pas en brute et ne déballe pas mon sexe sur la table non plus. J'arrive même à soutenir son regard pendant les mots importants. Un morceau R&B au rythme sensuel porte ainsi mon témoignage jusqu'au bout et me laisse enfoncé dans ma chaise, le coeur battant et les mains moites. 

Assoiffé, je prends une grande gorgée d'eau glacée. Je sens qu'une de mes dents plombées veut se fendre de douleur, ce qui m'arrache une drôle de grimace. Sur le mur à côté de nous, un cadre avec un arbre, une branche et deux amoureux qui se balancent dans un gros pneu. 

Mon amie me regarde maintenant sans cligner des yeux, cachée derrière son verre de bière qu'elle tient à la hauteur de son menton. La lumière extérieure a changée et est moins aveuglante. Je peux voir les détails de sa peau. Une peau lisse et pâle, sans imperfection aucune. 

J'entends alors du bruit derrière mon épaule. Une assiette gigantesque apparaît devant moi. 

Non. Impossible de deviner d'où provient ce drôle d'accent. 






Schmout











mercredi 26 mars 2014

Marlène


Je n’ai jamais aimé les manières de pauvre. Mais si je les dénote et les condamne si facilement chez les autres, c’est surtout parce qu’elles sont miennes. Je n’ai jamais aimé les manières de riche non plus. Elles éveillent en moi un mélange de jalousie et de honte qui me pousse au mépris et au sarcasme, jusqu’aux frontières de l’arrogance. Tout cela s’opère en un claquement de doigt. Il suffit d’une phrase un peu mal tournée, d’un geste à moitié emprunté, pour que cette machine bien huilée se mette en marche dans un vacarme à tout rompre. En proie à une menace envahissante et imprécise, le lien fragile qui m’unissait à l’autre se retrouve tout à coup au bord du gouffre.

Derrière moi se trouvent ces comportements appris qui me condamnent depuis toujours à tendre ma corde dans le même périmètre invisible. Au devant se trouve un monde auquel j’ai supposément droit mais dont je ne reconnais rien, puisque toujours observé de trop loin. C’est broyé dans ce processus infernal que je tente d’évaluer la distance à franchir d’un côté comme de l’autre, un verre d’eau plein à ras bord caché à l’intérieur.

***

Je monte avec lenteur et appréhension l’escalier en colimaçon enneigé. J’ai les mains moites à l’intérieur de mes poches de manteau. Je manque de glisser sur un morceau de glace, me cramponne à la rampe. Mais qu’est-ce que je fais ici ? 

Le problème est que cette famille là-haut, c’est la mienne. Un lien de sang qui pourtant fait naître en moi la peur de ne pas être à la hauteur. J’ai encore cette fâcheuse manie d’établir la différence de bas en haut, comme si les routes parallèles n’étaient qu’une invention idiote pour accommoder les perdants, ceux qui lambinent sur le chemin de la réussite sociale pendant que les autres s’affairent à défoncer des barrières.

Je me retrouve trop rapidement devant une très belle porte, blanche, avec des fenêtres à motifs givrés et une belle poignée argentée. Je jette un coup d’œil furtif à l’intérieur. L’entrée  donne sur un corridor sombre. Une pièce éclairée, probablement la cuisine, se trouve tout au bout. Je peux voir une partie du plafonnier, genre de structure complexe en acier brossé, ainsi que le dos d’un fauteuil en velours bourgogne.

Une petite voiture grise passe en bas dans la rue. Il me semble bien l’avoir vue ralentir à la hauteur de l’immeuble mais n’en suis pas certain. Je crains tout à coup avoir à précipiter mon entrée par l’arrivée d’une cousine. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il peut être. Il me semble avoir quitté la maison avec une certaine avance mais je sais aussi que l’anxiété me fait souvent perdre la notion du temps. La voiture continue son chemin et disparaît enfin en tournant sur le boulevard. Et s’il ne manquait que moi ? Tous ces visages aux traits familiers qui se retourneront dans un seul mouvement pour me faire face et me détailler jusqu’à ce que le malaise me monte aux joues. L’idée de faire demi-tour me traverse l’esprit comme une décharge électrique. Je pourrais inventer une excuse et la faire parvenir par courriel une fois revenu en sécurité à la maison. Ça serait facile puisqu’ils ne savent rien de ma nouvelle vie. Et puis cette soirée de retrouvailles improvisée n’est prévue que depuis quelques jours, ce qui est un bien court laps de temps pour s’assurer de la présence de tous.

Je perçois alors du mouvement à l’intérieur. Une silhouette se détache du corridor et s’éloigne pour aller se placer debout dans la lumière, tout juste à côté du fauteuil. C’est ma cousine Marlène. Elle agite les bras dans tous les sens, semble vouloir imager quelque chose. Ses cheveux roux et bouclés flottent au dessus de ses épaules et sa robe bleu marine contraste avec ses mollets pâles et musclés. Une petite ceinture de cuir noire lui affine la taille pour venir se poser sobrement sur ses hanches. Je me souvenais que ma cousine était une très belle femme mais je ne m’attendais pas à être ainsi happé, vissé entre deux carreaux givrés. Des éclats de rire me parviennent faiblement mais témoignent néanmoins  de la présence de plusieurs personnes. Il s’agit sans doute de mon petit frère et de son cynisme habituel qui ne manque jamais de créer le malaise avant de basculer dans une suite d’exagérations surréalistes. Ma famille, il faut bien le dire, a beaucoup d’humour malgré la tendance au drame qui prédomine chez un peu tout le monde. C’est un humour plutôt sarcastique teinté d’une certaine supériorité morale déguisée puisque habilement ponctuée d’autodérision afin d’arrondir les coins. Il va sans dire qu’une certaine forme d’intelligence est nécessaire pour maîtriser le genre mais il n’en demeure pas moins que l’ensemble traduit surtout un complexe d’infériorité évident ainsi qu’une crainte viscérale du monde extérieur.

C’est un peu de tout cela qui m’habite au moment même où je n’aurais qu’à passer la porte pour rejoindre les miens et espérer l’accueil et le réconfort qu’on réserve au vagabond qui se décide enfin à rentrer chez lui après des années d’errance et de repli sur soi. Hors, me voilà incapable de franchir cette distance, comme si celle-ci n’était en fin de compte qu’une direction parmi tant d’autre avec au bout la promesse de l’éphémère et d’un jour sans lendemain.

La lumière extérieure s’allume soudainement. Je m’esquive du côté de la boîte aux lettres, manque de glisser sur la dernière marche. Entre les deux mêmes carreaux givrés apparaît le doux visage de Marlène. Elle m’aperçoit, un air de surprise dans les sourcils, avant d’ouvrir toute grande la porte et de s’étirer à mi-corps dans l’embrasure pour mieux me voir. Pris d’une gêne frôlant l’inconfort, je suis là, planté dans le tapis de neige que le vent a soufflé sur le balcon. Et je l’observe sans dire un mot.
Je remarque les petites rides que le temps a sculptées aux coins de ses yeux. Je m’approche lentement, tente un geste timide de la main. Son regard scintille derrière une fine pellicule d’eau qui s’épaissit à mesure que les secondes passes. Le temps semble s’écouler au ralenti. De gros flocons commencent à tomber.

***

Il y a des gestes qui ne seront jamais posés, des paroles qui ne seront jamais dites. Des regards se chercheront toute la vie durant sans jamais se trouver. Des endroits tranquilles et paisibles ne seront jamais découverts et des confidences n’auront pas lieu.

Des occasions se présenteront aussi par centaines sous l’apparence de curieux hasards dont la plupart ne seront pas remarqués  à temps et tomberont finalement dans l’oubli. Il ne sera jamais facile de franchir la distance qui mène hors de soi-même. Il ne sera jamais facile d’accepter qu’en l’autre se trouve un miroir dont les reflets aveugle et paralyse.

La vie nous attendra. Mais il faudra vouloir.




Schmout












lundi 17 mars 2014

Le Royaume


Je marche sur de Brébeuf. Il fait presque noir et l’air s’est tout à coup refroidi. Le printemps tarde cette année. J’ai souvenir qu’à cette période il y a sept ans, les gens circulaient déjà à vélo. La piste cyclable est enneigée. Les voitures y sont encastrées, toutes prisonnières de cet interminable hiver. Les nombreux fils électriques découpent les dernières lueurs du jour en un espèce de quadriller triste et inégal. Je marche lentement et détaille les logements comme si je les voyais pour la première fois. Dans la fenêtre d’un demi sous-sol, j’aperçois une affiche sur laquelle se trouve le visage de Jésus. Un homme aux cheveux longs et aux yeux bleus, esquissant une moue compatissante et pleine de bienveillance. Il y a au bas du carton un slogan en jaune serin qui parle du Royaume.

Un vieux clochard arthritique, sale et peu vêtu sort d’une ruelle, se penche pour ramasser un mégot humide, trébuche et tombe assis sur le trottoir glacé. Je lui tends la main. Il me demande un peu de change. Je n’ai que mes clefs d’appartement et le papier sur lequel j’ai griffonné l’adresse où je dois me rendre. Non, nous ne sommes pas encore au Royaume, mon ami. Ne perd pas espoir. Jésus t’attendra peut-être au prochain détour.

Je pense à mon ami Jean-Pierre dont j’avais fait la rencontre dès la première semaine de mon arrivée à Montréal et dont je n'ai plus eu de nouvelles. Je me souviens des étranges figurines qu’il confectionnait avec de la cire à bougie. Elles ressemblaient aux personnages de Tim Burton. Elles avaient de longs membres fins et avaient quelque chose de sinistre et de magnifique à la fois. Il en avait des dizaines, soigneusement disposées sur les tablettes d’une grande bibliothèque. Il était aussi clown professionnel à ses heures en plus d’être un excellent musicien. Il avait une collection de nez rouge qu’il gardait dans une petite boîte de bois au-dessus du réfrigérateur. Jean-Pierre, dans sa manière d’être, avait un charme fou, comme Leloup. Il aimait prendre un verre de vin vers la fin de l’après-midi. Il m’en offrait à chaque fois qu’on se croisait, ne se rappelant jamais que je ne buvais plus depuis presque deux ans. Il m’invitait chez lui, me faisait écouter du Harmonium. On grattait nos guitares. On cherchait le bon son. Et il me semble bien qu’on était heureux. 

Il trouvait ma copine absolument fantastique. C’est d’ailleurs par elle que je l’avais connu, lui. Ils étaient voisins, à deux ou trois portes près. Je n’ai jamais vraiment su comment ils avaient fait connaissance. Une conversation de balcon, sans doute. Toujours est-il qu’il me trouvait bien chanceux d’être tombé sur une fille aussi chouette. J’aurais pu devenir jaloux à force d’entendre ce genre de propos. Mais avec Jean-Pierre, et pour une raison que j’ignore, j’avais résisté à tomber dans ce trou sans fond qui m’avait si souvent avalé. Peut-être était-ce parce que j’avais vite compris qu’il aimait les gens et les choses d’une seule et même manière. La source était la même, de l’attention qu’il portait à ses bonhommes de cire aux enfants qu’il amusait avec des tours de magie impossibles. Il aimait avec le cœur, chose que je n’ai jamais su faire. 

Plongé dans mes réflexions, je marche ainsi jusqu’à la rue Gilford. Ce n’est qu’une fois rendu-là que je m’aperçois que je suis passé devant l’ancien logement de Jean-Pierre, puis devant celui où habitait mon ancienne petite amie, sans même m’en rendre compte. Je suis d’abord saisi par ma distraction ; il fut une période où les abords du parc Laurier m’étaient pénibles à voir même en photo, tellement mon émotivité me jouait de vilains tours. C’est qu’on ne perd jamais qu’une personne lorsqu’on se sépare de quelqu’un. On perd souvent aussi les amitiés qui gravitaient autour. On perd un magicien, un partenaire de sport, un confident, un sourire complice, une paix intérieure. On perd une épicerie, un sentier dans un parc, un quartier tout entier. La vie est faite de ces endroits incendiés qu’on n’arrive plus à fréquenter parce que la plaie est encore trop vive pour être pansée. Parfois, ça s’atténue plus rapidement. Parfois, ça ne passe jamais. On cherche ses repères. Et on ne reconnaît plus aucun visage. 

Et puis si ça venait de passer, comme ça, tout simplement ? Je pense à revenir sur mes pas. Je regarde les adresses et je commence à avoir le bout des doigts gelé. Je me souviens du petit logement, de la tuyauterie qui faisait un bruit d’enfer, du long corridor si typique aux appartements du plateau Mont-Royal, là où l’on s’était embrassé la toute première fois.  Je me souviens des moulures de plafond, de la latte de bois manquante à l’entrée de la chambre. Je la revoie, souriante, me serrer fort contre elle. Je l’entends me souffler à l’oreille combien elle est bien, combien elle est heureuse qu’on se soit enfin trouvé. J’entends cette voix chaude que j’aimais tant, cet accent qui me charmait et me chavirait à tout coup. Je sens encore mon corps épouser le sien, comme si l’on avait été séparé par erreur au commencement de tout. 

Chaque fois que je pense à elle, je retrouve en moi l’espace où je suis le plus digne d’être aimé. Cet endroit qui depuis elle n’est plus jamais autant éclairé.  

Je suis seul sans bouger au coin de Gilford et de Brébeuf. Et pour la première fois, je sens que j’ai le courage de ne plus attendre, le courage de laisser partir. La main qui relâche son emprise, le sable qui s’écoule doucement entre les doigts. Le vent qui reprend tout et qui disperse où bon lui semble. Non, on ne décide de rien. On ne fait que passer au travers la foule en espérant y reconnaître quelqu’un. Cette fille, je l’avais reconnue. Et le vent l'avait emportée. 

***

J’arrive enfin à l’adresse indiquée sur le bout de papier froissé. À ma grande surprise, il ne s’agit pas d’une église mais plutôt d’un centre de conditionnement physique. La porte est verrouillée. J’appuie sur la petite sonnette. Dans les grandes fenêtres au deuxième étage de l’immeuble d’en face, je peux distinguer une vingtaine de pieds pointant droit vers le plafond. Ça semble être une école de yoga chaud. Un homme bronzé et très musclé circule de manière fluide, presque sensuelle, parmi ces pieds. Il en touche un de temps à autre, comme pour corriger la position. Malgré moi, je pense encore à elle. Elle qui ne jurait que par la philosophie du yoga, qui adorait cette doctrine comme si l’équilibre du monde en dépendait. Je me force à revoir la main détendue, le sable qui s’en échappe, le vent qui se lève. Le visage de Jésus me revient doucement. Un jour à la fois. Surtout, vis un jour à la fois. 

J’entends la porte s’ouvrir derrière moi. Nerveux, je me retourne et aperçoit un homme d’environ six pieds, le front un peu dégarni et le sourire moqueur. Cet homme, je le connais. Il me tend la main, me reconnaît aussi, me prend finalement dans ses bras. Il me demande si je suis perdu. Je lui dis que je cherche le Royaume. Il me dit que je n’ai pas changé.

Toi non plus, tu ne changes pas, mon bel ami. Il ne te manque qu’un nez de clown.




Schmout



jeudi 13 mars 2014

Le trouble saisonnier


Le plancher est en vrai bois. Un beau bois foncé, là. Pas de la cochonnerie flottante ni du prélart. Un crisse de beau plancher. Sur les murs, des tableaux signés aux couleurs criardes. Des visages et des formes abstraites. Le mobilier est en inox. Un design tendance, ergonomique. Minimaliste mais efficace. Un groove urbain dégouline des hauts parleurs du plafond. Un rythme de conga avec de la flûte robotisée. Ce n’est pas une salle d’attente. C’est un lounge. Les secrétaires ont l’air de sortir d’un bar du centre-ville. Les gars portent des jeans usés et des chemises serrées. Et tout le monde marche sur le même beat.

Ma clinique médicale, ce n’est pas une clinique médicale ordinaire. C’est un endroit branché où c’est facile d’oublier qu’au fond, t’es là pour te faire checker le pénis.

Donc, je lounge depuis vingt minutes assis en avant d’un gars qui tape du pied en pitonnant sur son téléphone intelligent. Sur la table juste à côté de lui, une affiche grosse de même qui dit qu’on n’a pas le droit d’utiliser son téléphone ici. Habituellement, ce n’est pas le genre de chose qui me dérange. Vivre et laisser vivre. Au fond, la vérité, c’est que j’aimerais ça moi aussi, tuer ma vie sur mon cellulaire. L’homme me regarde. Je lui souris, malhonnête comme une campagne électorale. J’emmagasine des données, enregistre des images. Me dis que je vais pouvoir réutiliser tout ça dans un texte narratif, que je vais pouvoir le faire lire, pour recevoir des tapes dans le dos. Pour me faire aimer, surtout.

J’ai une excellente mémoire photographique. J’ai un bien meilleur passe temps que la majorité. Si j’avais les moyens, m’achèterais une caméra. Une grosse, avec des longs canons, comme ceux qu'utilisent les photographes de course automobile. Je prendrais des clichés de truites qui accouchent, d'étoiles qui explosent. Mais je commencerais par des filles dans des parcs. Je tournerais des films aussi. Je capturerais des images sublimes. Là, le monde m’aimerait en hostie. En plus, je ferais des vidéos de guitare qualité supérieure, avec un éclairage du tonnerre, au lieu de me faire ça avec la caméra de mon portable qui chauffe à chaque fois que je lui demande de faire deux affaires en même temps. Si seulement j’étais plus techno, aussi. Le planète m’appartiendrait. Je mangerais le monde cru. Je mordrais la vie au sang.

Je n’ai pas mâché de Nicorette depuis 24 heures. J’ai l’impression d’avoir pris 60 livres depuis mon dernier rendez-vous. J’ai les cheveux plats et sans vigueur. Ton cellulaire, c’est quoi là, le problème? Tu sais pas lire, maudit plein de marde?

***

-  Tu n’es pas venu prendre tes prises de sang ?

Non. J’ai choké. Choké comme dans pogner la chienne. J’ai fait ça toute ma vie. Oui, j’ai choké ma vie. Tu es belle, compétente, un vrai petit rayon de soleil. Mais c’est pas toi qui va me changer. Tu veux savoir la vérité ? Suis allé sur des forums dans l’internet. Ils disent que je vais perdre mes cheveux par plaques. Ils disent que je vais encore engraisser. 30-35 livres, minimum. Paraît que je banderai pu jamais. J’en prendrai pu, des pilules. Je prendrai pu rien. Je vais prendre des photos dans les parcs. Et je vais me promener bandé le reste de ma vie. 

-  Il ne faut pas croire tout ce que les gens disent sur internet… C’est comme le Viagra, tiens. Les hommes qui bandent et qui baisent là-dessus, crois-tu qu’ils vont prendre le temps de l’écrire sur internet ? Bien sûr que non. Tu as seulement des histoires de pénis bleu et de crise cardiaque. D’ailleurs, tu as fait une bronchite, tu aurais dû venir me voir. Je ne suis pas seulement là pour tes problèmes de tête. Tu dois me faire confiance.

Me sens enflé docteure. Comme soufflé de l’intérieur. L’espace autour de moi me semble toujours plus restreint. Les gens sont toujours trop près, les bruits trop forts. Le gars dans la salle d’attente ; l’ai tué trois fois. C’est sans doute une rechute d’hypersensibilité. Pourtant, avant que ça arrive, j’ai chaque fois le sentiment d’être près du but, l’arrogance de jouir d’une certaine stabilité, tant du corps que de l’esprit. Je me maintiens en équilibre sans vraiment savoir ce que je fais de différent. Et puis tout à coup, ça fout le camp. Parfois, je me réveille en pleurant. Deux fois cette semaine. Ce n’est pas une peine douloureuse qui creuse le ventre et qui sert la gorge fort. C’est une peine uniforme, une tristesse ronde et lisse, tellement qu’on pourrait la prendre et la faire rouler à terre. C’est un chagrin qui flotte, qui ne dérive pas. Trouves-tu que j’ai enflé ?

Son téléphone sonne. Un appel urgent. Elle doit sortir cinq minutes, s’excuse. Pas de problème. Je ne m’emmerde jamais, docteure. Vous pouvez partir pour la journée. Prenez donc votre semaine. Z’avez l’air débordée. Elle me met de la musique avant de sortir.

Dans un coin près de la fenêtre, un squelette grandeur nature me regarde de travers. À ma droite, une grosse prostate en caoutchouc.

***

Par la fenêtre, une tour beige d’une vingtaine d’étages. À côté de celle-ci, sa jumelle. Même hauteur, mêmes balcons. Deux grosses matantes en ciment. Elles ont chacune trois cheminées au toit. Celles-ci fument lentement dans l’air glacée. Au premier plan, un arbre nu avec une quinzaine d’oiseaux noirs et immobiles. Un d’entre eux sautille d’une branche à l’autre, semble chercher sa place. Un autre, à l’écart du groupe, se tient un peu plus bas à la hauteur d’une vieille antenne télévisée. La fumée s’échappant d’une petite cheminée de brique tantôt le rejoint, tantôt le contourne, tout ça sans jamais le faire bouger d’une aile. Loin derrière cet arbre, le clocher d’une église. Un vert métallique qui rend le ciel plus gris que bleu. Sur la  gauche se trouve une tour coiffée d’une étrange citerne noire. Entre le clocher et la citerne se dresse une structure blanche dont les immenses fenêtres aux contours noircis lui donnent l’allure d’un bâtiment incendié. Les oiseaux ont bougé. Ils font maintenant de grands mouvements, comme s’ils étaient suspendus aux mains d’un gigantesque chef d’orchestre invisible. Lorsqu’ils font demi tour, on peut voir le pâle dessous de leurs ailes. Le contraste est émouvant. 


Un groove disco s'arrache des petits hauts parleurs de l’ordinateur. Un solo de xylophone endiablé sur un rythme générique. Une chanteuse intervient de temps à autre. Love. My body. Tonight it's only you and me. Ce n’est pas un bureau de médecin. C’est un 5 à 7. 

Et les oiseaux tournent en rond.

Tous sur le même beat.




Schmout