J’aurais bien
aimé suivre le cours de technique en pharmacie. Compter des pilules toute la
journée derrière un comptoir. Une rouge pour maman, une verte pour papa… Conseiller
les clients, les orienter vers la marque maison. Savoir qui est constipé.
- Ça vous fait
cinquante sept dollars juste, il y a un nouveau médicament au dossier, la
pharmacienne veut vous parler.
Pas la belle
pharmacienne ? Celle avec les longs cheveux châtains et les grands yeux
verts ? Celle avec le sarrau blanc qui me hante pendant des heures à
chaque fois que je passe par ici ? Il est hors de question qu’elle sache
que je souffre de problèmes mentaux. Emmenez-moi n’importe qui d’autre. Le concierge,
la caissière, m’en crisse. Sont toutes capables de lire une feuille.
- Il y a seulement
la pharmacienne qui peut vous renseigner sur un médicament, et puis elle est
habituée, inquiétez-vous pas.
Habituée à
quoi ? Habituée à rencontrer des gens avec des maladies dans tête ? Pis si je la trouve jolie moi, la pharmacienne ?
Si je veux qu’elle devienne ma femme, qu’on ait des enfants? Comment je fais maintenant
pour la convaincre que je suis une personne normale avec des spermatozoïdes
normaux? Cinquante sept dollars de pilules. Ça me gênerait moins d'acheter un gallon
d’Anusol.
- Assoyez-vous,
Monsieur, elle viendra vous voir dans deux petites minutes.
***
J’ai un désir de
vivre assez approximatif, en fait. Pas que je n’aime pas la vie, mais plutôt
que je ne l’aime jamais tout à fait. Je veux dire par là l’aimer entière, telle
qu’elle est, sans chercher toujours à y soustraire ou à y ajouter quoi que ce
soit. Ce n’est pas tant la vie en elle-même que l’écho qu’elle fait résonner en
moi, cette réverbération incessante qui m’anime dans les meilleurs jours et qui
m’assomme dans les pires. Je la ressens toujours comme une brûlure, où chaque
rayon de lumière menace la peau fragile, où chaque nuit le feu reprend. J’ai
mal au corps, mon ami.
- Je ne voudrais
pas t’insulter, mais tu as un peu tendance à voir les choses dramatiquement,
non ?
Il doit certes y
avoir quelque chose de rassurant dans l’anticipation du scénario catastrophe.
Connaître et contrôler les paramètres, connaître le bruit que le corps fera
lorsqu’il se fracassera contre la chaussée, connaître le bruit que fera l’âme
lorsqu’elle quittera le corps. Cette manie de sans cesse se prémunir contre le
drame, ce Karma de Vietnam. C’est comme une solidarité perverse avec soi-même,
un million de précautions, une force qui tourne en rond, juste au cas où la
capote de la stabilité pèterait. Et elle finit toujours par péter.
- Et s'il ne se
produisait rien de grave ?
Impossible. Il
arrive toujours quelque chose. Grave ou pas. C’est le courant même de la vie. Une suite
d’événements et de décisions, d’actes manqués et de hasards réussis. Remarque, on
ne veut jamais être là pour de vrai. Parce que le fantasme d’une joie à venir, c’est
déjà se fuir un peu. C’est déjà diluer la vie ici et maintenant. Il faut
prendre ses pilules. Prendre les coups durs. Les esquiver aussi. Parfois, on regarde l’autre s’en prendre plein la face, jusqu’à presque sentir sa douleur, pour finir par se dire qu’on sait ce qu’il ressent, et que cela est suffisant. On ne sauve même pas une âme avec ça. Je
suis fatigué mon ami.
- Oui, mais fatigué de
quoi ?
De mon système
immunitaire qui ne bloque plus rien. Du virus qui détruit tout. J'ai un gigantesque
amas de cellules mortes qui traîne au fond de nulle part. Même les Saints ne peuvent rien y faire. Un cri affreux au fond d’un
monastère à vendre. Crisse de vie. Dieu, tu m’as lâché, mon tabarnak. Tu m’as laissé tout seul avec les hosties de jovialistes qui confondent le mystique à l’ordinaire, les obligations avec le
temps de qualité. Et si on se lavait toute habillé ? Économiser le temps,
l’argent, le savon à vaisselle. Se mettre de la vie de côté pour plus tard.
Venir au monde. Se crisser dans le trou du sablier à coups de crème aux
concombres. Égrainer ses souvenirs, tout nu dans un CHSLD. Une maison soleil où
il pleut tout le temps. Se câlisser en bas du troisième trente fois par jour. C'est un peu tout ça dont je me passerai si ça continue.
- La vie, c'est précieux, non?
Une fois j’ai
voulu vivre. C’est la fois où j’ai failli mourir. Le reste n’a été qu’un
flottement, l’impression d’un grand tout, d’une main bienveillante qui astique
les coins pendant qu’on s’affaire à détruire tout le reste. Une grande coupe
pleine où l’on fait des aller-retour pendant cent ans pour finir noyé,
prisonnier sous une épaisse couche de crédit. C’est l’inondation du verre
d’eau. L’ambulance est au garage. Jésus ne reviendra pas.
***
- Je peux vous
aider, Monsieur ?
J’attends la
pharmacienne, la femme de ma vie. Les enfants sont dans le char. On s’en va faire du ski au chalet. Mon CELI déborde.
- C’est moi, la
pharmacienne.
Je sais. Je reconnais l'odeur de tes cheveux. Je
viens ici presque tous les jours. J’achète de la gomme, du savon au lait de
chèvre. Je te cherche partout. J'ai peur. J'ai peur de vivre, peur de mourir. Peur de toi, aussi. Elles sont grosses, mes nouvelles pilules.
- Oui, elles sont
grosses, mais elles ne sont pas dangereuses. Fais-moi confiance, je les connais très bien, ces pilules. Elles m’ont
sauvé la vie.
Schmout
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