samedi 1 mars 2014

La pharmacienne


J’aurais bien aimé suivre le cours de technique en pharmacie. Compter des pilules toute la journée derrière un comptoir. Une rouge pour maman, une verte pour papa… Conseiller les clients, les orienter vers la marque maison. Savoir qui est constipé.

-  Ça vous fait cinquante sept dollars juste, il y a un nouveau médicament au dossier, la pharmacienne veut vous parler.

Pas la belle pharmacienne ? Celle avec les longs cheveux châtains et les grands yeux verts ? Celle avec le sarrau blanc qui me hante pendant des heures à chaque fois que je passe par ici ? Il est hors de question qu’elle sache que je souffre de problèmes mentaux. Emmenez-moi n’importe qui d’autre. Le concierge, la caissière, m’en crisse. Sont toutes capables de lire une feuille.

-  Il y a seulement la pharmacienne qui peut vous renseigner sur un médicament, et puis elle est habituée, inquiétez-vous pas. 

Habituée à quoi ? Habituée à rencontrer des gens avec des maladies dans tête ? Pis si je la trouve jolie moi, la pharmacienne ? Si je veux qu’elle devienne ma femme, qu’on ait des enfants? Comment je fais maintenant pour la convaincre que je suis une personne normale avec des spermatozoïdes normaux? Cinquante sept dollars de pilules. Ça me gênerait moins d'acheter un gallon d’Anusol.

-  Assoyez-vous, Monsieur, elle viendra vous voir dans deux petites minutes. 

***

J’ai un désir de vivre assez approximatif, en fait. Pas que je n’aime pas la vie, mais plutôt que je ne l’aime jamais tout à fait. Je veux dire par là l’aimer entière, telle qu’elle est, sans chercher toujours à y soustraire ou à y ajouter quoi que ce soit. Ce n’est pas tant la vie en elle-même que l’écho qu’elle fait résonner en moi, cette réverbération incessante qui m’anime dans les meilleurs jours et qui m’assomme dans les pires. Je la ressens toujours comme une brûlure, où chaque rayon de lumière menace la peau fragile, où chaque nuit le feu reprend. J’ai mal au corps, mon ami.

-  Je ne voudrais pas t’insulter, mais tu as un peu tendance à voir les choses dramatiquement, non ?

Il doit certes y avoir quelque chose de rassurant dans l’anticipation du scénario catastrophe. Connaître et contrôler les paramètres, connaître le bruit que le corps fera lorsqu’il se fracassera contre la chaussée, connaître le bruit que fera l’âme lorsqu’elle quittera le corps. Cette manie de sans cesse se prémunir contre le drame, ce Karma de Vietnam. C’est comme une solidarité perverse avec soi-même, un million de précautions, une force qui tourne en rond, juste au cas où la capote de la stabilité pèterait. Et elle finit toujours par péter.

-  Et s'il ne se produisait rien de grave ?

Impossible. Il arrive toujours quelque chose. Grave ou pas. C’est le courant même de la vie. Une suite d’événements et de décisions, d’actes manqués et de hasards réussis. Remarque, on ne veut jamais être là pour de vrai. Parce que le fantasme d’une joie à venir, c’est déjà se fuir un peu. C’est déjà diluer la vie ici et maintenant. Il faut prendre ses pilules. Prendre les coups durs. Les esquiver aussi. Parfois, on regarde l’autre s’en prendre plein la face, jusqu’à presque sentir sa douleur, pour finir par se dire qu’on sait ce qu’il ressent, et que cela est suffisant. On ne sauve même pas une âme avec ça. Je suis fatigué mon ami. 

-  Oui, mais fatigué de quoi ?

De mon système immunitaire qui ne bloque plus rien. Du virus qui détruit tout. J'ai un gigantesque amas de cellules mortes qui traîne au fond de nulle part. Même les Saints ne peuvent rien y faire. Un cri affreux au fond d’un monastère à vendre. Crisse de vie. Dieu, tu m’as lâché, mon tabarnak. Tu m’as laissé tout seul avec les hosties de jovialistes qui confondent le mystique à l’ordinaire, les obligations avec le temps de qualité. Et si on se lavait toute habillé ? Économiser le temps, l’argent, le savon à vaisselle. Se mettre de la vie de côté pour plus tard. Venir au monde. Se crisser dans le trou du sablier à coups de crème aux concombres. Égrainer ses souvenirs, tout nu dans un CHSLD. Une maison soleil où il pleut tout le temps. Se câlisser en bas du troisième trente fois par jour. C'est un peu tout ça dont je me passerai si ça continue.  

-  La vie, c'est précieux, non? 

Une fois j’ai voulu vivre. C’est la fois où j’ai failli mourir. Le reste n’a été qu’un flottement, l’impression d’un grand tout, d’une main bienveillante qui astique les coins pendant qu’on s’affaire à détruire tout le reste. Une grande coupe pleine où l’on fait des aller-retour pendant cent ans pour finir noyé, prisonnier sous une épaisse couche de crédit. C’est l’inondation du verre d’eau. L’ambulance est au garage. Jésus ne reviendra pas. 

***

-  Je peux vous aider, Monsieur ?

J’attends la pharmacienne, la femme de ma vie. Les enfants sont dans le char. On s’en va faire du ski au chalet. Mon CELI déborde.

-  C’est moi, la pharmacienne.

Je sais. Je reconnais l'odeur de tes cheveux. Je viens ici presque tous les jours. J’achète de la gomme, du savon au lait de chèvre. Je te cherche partout. J'ai peur. J'ai peur de vivre, peur de mourir. Peur de toi, aussi. Elles sont grosses, mes nouvelles pilules.

-  Oui, elles sont grosses, mais elles ne sont pas dangereuses. Fais-moi confiance, je les connais très bien, ces pilules. Elles m’ont sauvé la vie. 




Schmout











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