lundi 17 mars 2014

Le Royaume


Je marche sur de Brébeuf. Il fait presque noir et l’air s’est tout à coup refroidi. Le printemps tarde cette année. J’ai souvenir qu’à cette période il y a sept ans, les gens circulaient déjà à vélo. La piste cyclable est enneigée. Les voitures y sont encastrées, toutes prisonnières de cet interminable hiver. Les nombreux fils électriques découpent les dernières lueurs du jour en un espèce de quadriller triste et inégal. Je marche lentement et détaille les logements comme si je les voyais pour la première fois. Dans la fenêtre d’un demi sous-sol, j’aperçois une affiche sur laquelle se trouve le visage de Jésus. Un homme aux cheveux longs et aux yeux bleus, esquissant une moue compatissante et pleine de bienveillance. Il y a au bas du carton un slogan en jaune serin qui parle du Royaume.

Un vieux clochard arthritique, sale et peu vêtu sort d’une ruelle, se penche pour ramasser un mégot humide, trébuche et tombe assis sur le trottoir glacé. Je lui tends la main. Il me demande un peu de change. Je n’ai que mes clefs d’appartement et le papier sur lequel j’ai griffonné l’adresse où je dois me rendre. Non, nous ne sommes pas encore au Royaume, mon ami. Ne perd pas espoir. Jésus t’attendra peut-être au prochain détour.

Je pense à mon ami Jean-Pierre dont j’avais fait la rencontre dès la première semaine de mon arrivée à Montréal et dont je n'ai plus eu de nouvelles. Je me souviens des étranges figurines qu’il confectionnait avec de la cire à bougie. Elles ressemblaient aux personnages de Tim Burton. Elles avaient de longs membres fins et avaient quelque chose de sinistre et de magnifique à la fois. Il en avait des dizaines, soigneusement disposées sur les tablettes d’une grande bibliothèque. Il était aussi clown professionnel à ses heures en plus d’être un excellent musicien. Il avait une collection de nez rouge qu’il gardait dans une petite boîte de bois au-dessus du réfrigérateur. Jean-Pierre, dans sa manière d’être, avait un charme fou, comme Leloup. Il aimait prendre un verre de vin vers la fin de l’après-midi. Il m’en offrait à chaque fois qu’on se croisait, ne se rappelant jamais que je ne buvais plus depuis presque deux ans. Il m’invitait chez lui, me faisait écouter du Harmonium. On grattait nos guitares. On cherchait le bon son. Et il me semble bien qu’on était heureux. 

Il trouvait ma copine absolument fantastique. C’est d’ailleurs par elle que je l’avais connu, lui. Ils étaient voisins, à deux ou trois portes près. Je n’ai jamais vraiment su comment ils avaient fait connaissance. Une conversation de balcon, sans doute. Toujours est-il qu’il me trouvait bien chanceux d’être tombé sur une fille aussi chouette. J’aurais pu devenir jaloux à force d’entendre ce genre de propos. Mais avec Jean-Pierre, et pour une raison que j’ignore, j’avais résisté à tomber dans ce trou sans fond qui m’avait si souvent avalé. Peut-être était-ce parce que j’avais vite compris qu’il aimait les gens et les choses d’une seule et même manière. La source était la même, de l’attention qu’il portait à ses bonhommes de cire aux enfants qu’il amusait avec des tours de magie impossibles. Il aimait avec le cœur, chose que je n’ai jamais su faire. 

Plongé dans mes réflexions, je marche ainsi jusqu’à la rue Gilford. Ce n’est qu’une fois rendu-là que je m’aperçois que je suis passé devant l’ancien logement de Jean-Pierre, puis devant celui où habitait mon ancienne petite amie, sans même m’en rendre compte. Je suis d’abord saisi par ma distraction ; il fut une période où les abords du parc Laurier m’étaient pénibles à voir même en photo, tellement mon émotivité me jouait de vilains tours. C’est qu’on ne perd jamais qu’une personne lorsqu’on se sépare de quelqu’un. On perd souvent aussi les amitiés qui gravitaient autour. On perd un magicien, un partenaire de sport, un confident, un sourire complice, une paix intérieure. On perd une épicerie, un sentier dans un parc, un quartier tout entier. La vie est faite de ces endroits incendiés qu’on n’arrive plus à fréquenter parce que la plaie est encore trop vive pour être pansée. Parfois, ça s’atténue plus rapidement. Parfois, ça ne passe jamais. On cherche ses repères. Et on ne reconnaît plus aucun visage. 

Et puis si ça venait de passer, comme ça, tout simplement ? Je pense à revenir sur mes pas. Je regarde les adresses et je commence à avoir le bout des doigts gelé. Je me souviens du petit logement, de la tuyauterie qui faisait un bruit d’enfer, du long corridor si typique aux appartements du plateau Mont-Royal, là où l’on s’était embrassé la toute première fois.  Je me souviens des moulures de plafond, de la latte de bois manquante à l’entrée de la chambre. Je la revoie, souriante, me serrer fort contre elle. Je l’entends me souffler à l’oreille combien elle est bien, combien elle est heureuse qu’on se soit enfin trouvé. J’entends cette voix chaude que j’aimais tant, cet accent qui me charmait et me chavirait à tout coup. Je sens encore mon corps épouser le sien, comme si l’on avait été séparé par erreur au commencement de tout. 

Chaque fois que je pense à elle, je retrouve en moi l’espace où je suis le plus digne d’être aimé. Cet endroit qui depuis elle n’est plus jamais autant éclairé.  

Je suis seul sans bouger au coin de Gilford et de Brébeuf. Et pour la première fois, je sens que j’ai le courage de ne plus attendre, le courage de laisser partir. La main qui relâche son emprise, le sable qui s’écoule doucement entre les doigts. Le vent qui reprend tout et qui disperse où bon lui semble. Non, on ne décide de rien. On ne fait que passer au travers la foule en espérant y reconnaître quelqu’un. Cette fille, je l’avais reconnue. Et le vent l'avait emportée. 

***

J’arrive enfin à l’adresse indiquée sur le bout de papier froissé. À ma grande surprise, il ne s’agit pas d’une église mais plutôt d’un centre de conditionnement physique. La porte est verrouillée. J’appuie sur la petite sonnette. Dans les grandes fenêtres au deuxième étage de l’immeuble d’en face, je peux distinguer une vingtaine de pieds pointant droit vers le plafond. Ça semble être une école de yoga chaud. Un homme bronzé et très musclé circule de manière fluide, presque sensuelle, parmi ces pieds. Il en touche un de temps à autre, comme pour corriger la position. Malgré moi, je pense encore à elle. Elle qui ne jurait que par la philosophie du yoga, qui adorait cette doctrine comme si l’équilibre du monde en dépendait. Je me force à revoir la main détendue, le sable qui s’en échappe, le vent qui se lève. Le visage de Jésus me revient doucement. Un jour à la fois. Surtout, vis un jour à la fois. 

J’entends la porte s’ouvrir derrière moi. Nerveux, je me retourne et aperçoit un homme d’environ six pieds, le front un peu dégarni et le sourire moqueur. Cet homme, je le connais. Il me tend la main, me reconnaît aussi, me prend finalement dans ses bras. Il me demande si je suis perdu. Je lui dis que je cherche le Royaume. Il me dit que je n’ai pas changé.

Toi non plus, tu ne changes pas, mon bel ami. Il ne te manque qu’un nez de clown.




Schmout



2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  2. Je suis de plus en plus surpris par ton écriture j`y vois une telle sensibilité
    qui me surprend continuellement .Merci encore Martin ... et que la vie prenne soin de toi et t `apporte de la paix et de l `amour..
    .

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