jeudi 13 mars 2014

Le trouble saisonnier


Le plancher est en vrai bois. Un beau bois foncé, là. Pas de la cochonnerie flottante ni du prélart. Un crisse de beau plancher. Sur les murs, des tableaux signés aux couleurs criardes. Des visages et des formes abstraites. Le mobilier est en inox. Un design tendance, ergonomique. Minimaliste mais efficace. Un groove urbain dégouline des hauts parleurs du plafond. Un rythme de conga avec de la flûte robotisée. Ce n’est pas une salle d’attente. C’est un lounge. Les secrétaires ont l’air de sortir d’un bar du centre-ville. Les gars portent des jeans usés et des chemises serrées. Et tout le monde marche sur le même beat.

Ma clinique médicale, ce n’est pas une clinique médicale ordinaire. C’est un endroit branché où c’est facile d’oublier qu’au fond, t’es là pour te faire checker le pénis.

Donc, je lounge depuis vingt minutes assis en avant d’un gars qui tape du pied en pitonnant sur son téléphone intelligent. Sur la table juste à côté de lui, une affiche grosse de même qui dit qu’on n’a pas le droit d’utiliser son téléphone ici. Habituellement, ce n’est pas le genre de chose qui me dérange. Vivre et laisser vivre. Au fond, la vérité, c’est que j’aimerais ça moi aussi, tuer ma vie sur mon cellulaire. L’homme me regarde. Je lui souris, malhonnête comme une campagne électorale. J’emmagasine des données, enregistre des images. Me dis que je vais pouvoir réutiliser tout ça dans un texte narratif, que je vais pouvoir le faire lire, pour recevoir des tapes dans le dos. Pour me faire aimer, surtout.

J’ai une excellente mémoire photographique. J’ai un bien meilleur passe temps que la majorité. Si j’avais les moyens, m’achèterais une caméra. Une grosse, avec des longs canons, comme ceux qu'utilisent les photographes de course automobile. Je prendrais des clichés de truites qui accouchent, d'étoiles qui explosent. Mais je commencerais par des filles dans des parcs. Je tournerais des films aussi. Je capturerais des images sublimes. Là, le monde m’aimerait en hostie. En plus, je ferais des vidéos de guitare qualité supérieure, avec un éclairage du tonnerre, au lieu de me faire ça avec la caméra de mon portable qui chauffe à chaque fois que je lui demande de faire deux affaires en même temps. Si seulement j’étais plus techno, aussi. Le planète m’appartiendrait. Je mangerais le monde cru. Je mordrais la vie au sang.

Je n’ai pas mâché de Nicorette depuis 24 heures. J’ai l’impression d’avoir pris 60 livres depuis mon dernier rendez-vous. J’ai les cheveux plats et sans vigueur. Ton cellulaire, c’est quoi là, le problème? Tu sais pas lire, maudit plein de marde?

***

-  Tu n’es pas venu prendre tes prises de sang ?

Non. J’ai choké. Choké comme dans pogner la chienne. J’ai fait ça toute ma vie. Oui, j’ai choké ma vie. Tu es belle, compétente, un vrai petit rayon de soleil. Mais c’est pas toi qui va me changer. Tu veux savoir la vérité ? Suis allé sur des forums dans l’internet. Ils disent que je vais perdre mes cheveux par plaques. Ils disent que je vais encore engraisser. 30-35 livres, minimum. Paraît que je banderai pu jamais. J’en prendrai pu, des pilules. Je prendrai pu rien. Je vais prendre des photos dans les parcs. Et je vais me promener bandé le reste de ma vie. 

-  Il ne faut pas croire tout ce que les gens disent sur internet… C’est comme le Viagra, tiens. Les hommes qui bandent et qui baisent là-dessus, crois-tu qu’ils vont prendre le temps de l’écrire sur internet ? Bien sûr que non. Tu as seulement des histoires de pénis bleu et de crise cardiaque. D’ailleurs, tu as fait une bronchite, tu aurais dû venir me voir. Je ne suis pas seulement là pour tes problèmes de tête. Tu dois me faire confiance.

Me sens enflé docteure. Comme soufflé de l’intérieur. L’espace autour de moi me semble toujours plus restreint. Les gens sont toujours trop près, les bruits trop forts. Le gars dans la salle d’attente ; l’ai tué trois fois. C’est sans doute une rechute d’hypersensibilité. Pourtant, avant que ça arrive, j’ai chaque fois le sentiment d’être près du but, l’arrogance de jouir d’une certaine stabilité, tant du corps que de l’esprit. Je me maintiens en équilibre sans vraiment savoir ce que je fais de différent. Et puis tout à coup, ça fout le camp. Parfois, je me réveille en pleurant. Deux fois cette semaine. Ce n’est pas une peine douloureuse qui creuse le ventre et qui sert la gorge fort. C’est une peine uniforme, une tristesse ronde et lisse, tellement qu’on pourrait la prendre et la faire rouler à terre. C’est un chagrin qui flotte, qui ne dérive pas. Trouves-tu que j’ai enflé ?

Son téléphone sonne. Un appel urgent. Elle doit sortir cinq minutes, s’excuse. Pas de problème. Je ne m’emmerde jamais, docteure. Vous pouvez partir pour la journée. Prenez donc votre semaine. Z’avez l’air débordée. Elle me met de la musique avant de sortir.

Dans un coin près de la fenêtre, un squelette grandeur nature me regarde de travers. À ma droite, une grosse prostate en caoutchouc.

***

Par la fenêtre, une tour beige d’une vingtaine d’étages. À côté de celle-ci, sa jumelle. Même hauteur, mêmes balcons. Deux grosses matantes en ciment. Elles ont chacune trois cheminées au toit. Celles-ci fument lentement dans l’air glacée. Au premier plan, un arbre nu avec une quinzaine d’oiseaux noirs et immobiles. Un d’entre eux sautille d’une branche à l’autre, semble chercher sa place. Un autre, à l’écart du groupe, se tient un peu plus bas à la hauteur d’une vieille antenne télévisée. La fumée s’échappant d’une petite cheminée de brique tantôt le rejoint, tantôt le contourne, tout ça sans jamais le faire bouger d’une aile. Loin derrière cet arbre, le clocher d’une église. Un vert métallique qui rend le ciel plus gris que bleu. Sur la  gauche se trouve une tour coiffée d’une étrange citerne noire. Entre le clocher et la citerne se dresse une structure blanche dont les immenses fenêtres aux contours noircis lui donnent l’allure d’un bâtiment incendié. Les oiseaux ont bougé. Ils font maintenant de grands mouvements, comme s’ils étaient suspendus aux mains d’un gigantesque chef d’orchestre invisible. Lorsqu’ils font demi tour, on peut voir le pâle dessous de leurs ailes. Le contraste est émouvant. 


Un groove disco s'arrache des petits hauts parleurs de l’ordinateur. Un solo de xylophone endiablé sur un rythme générique. Une chanteuse intervient de temps à autre. Love. My body. Tonight it's only you and me. Ce n’est pas un bureau de médecin. C’est un 5 à 7. 

Et les oiseaux tournent en rond.

Tous sur le même beat.




Schmout

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