vendredi 21 février 2014

Le cinquième rang


La voiture de Rosana sillonnait les étroites routes de campagne depuis un bon moment déjà. Nous étions partis tout juste après l’heure du souper, alors que la lumière du jour était encore vive. Par la fenêtre de ma portière, je pouvais voir les champs de maïs défiler devant la silhouette des arbres noircis par le couchant. Le ciel était rose orangé et des rouleaux de nuages pourpres s’étendaient, dévoilant ici et là les premières étoiles. Je pouvais deviner par endroit la machinerie agricole, sorte de dinosaures de fer que l’horizon découpait par jeux d’ombres et de lumière. L’air tiède laissé par cette chaude journée de juin pénétrait par ma fenêtre entre ouverte en émettant un léger claquement. Chargé d’odeurs de terre et de fumier, ce vent nouveau qui allait et venait sur mon visage déposait en moi le sentiment d’être enfin ailleurs.

Nous n’étions plus très loin. Le ciel s’était rapidement obscurci et on ne distinguait plus que la lumière provenant des bâtiments qui s’espaçaient de plus en plus. Les champs étaient devenus d’immenses trous noirs et les étoiles apparaissaient par dizaines.

La voiture a ralenti sur un segment en ligne droite, puis nous avons tourné dans un grand stationnement de gravier. Rosana a coupé le moteur. Le chant des insectes nocturnes s’en est retrouvé décuplé. Des cillements et des croassements émergeaient de l’ombre tout autour et semblaient lentement se rapprocher pour engloutir la tôle. Le moteur avait chauffé durant le trajet et émettait un bruit de statique. 

Nous sommes demeurés de longues secondes sans se regarder, sans dire un mot. Les différentes textures du petit habitacle de la Saab m’apparaissaient tout à coup d’une simplicité réconfortante. L’intérieur feutré de la portière, les détails du tableau de bord, la fissure au coin du pare-brise. Elles étaient les seules choses qu’il me restait encore à abandonner. Et je ne voulais plus. J’ai senti le regard de Rosana se poser sur moi. Je l’ai regardée en silence. Sa bouche tordue lui donnait un air affreusement triste, malgré sa mèche rose qui lui tombait sur le front. Voyant bien qu’elle retenait des larmes plus que des mots, j’ai décidé de sortir de la voiture.

L'air était maintenant plus frais. J'ai pris une grande respiration. Je ne sentais plus mon corps. La grande ourse était suspendue juste au dessus de ma tête. Le stationnement où nous nous trouvions était en fait un chemin qui, dans une légère pente, poursuivait sa course jusqu'à la forêt. Un lampadaire tout au fond éclairait un long hangar. Dans la lumière, il y avait une vieille voiture rouge sans capot ainsi qu'un conteneur à déchets. Je pouvais aussi distinguer la languette de plastique d'un filet suspendu en travers du terrain vague. Un chat s'est approché lentement et est passé derrière la voiture avant de filer tout droit sous un arbuste. La maison était immense et construite sur deux étages. Un revêtement pâle  la recouvrait entièrement à l’exception des nombreuses fenêtres que découpaient des volets de couleur sombre. Elle tranchait nettement avec le fond de la nuit noire ce qui lui donnait une allure irréelle, comme un hologramme livide surgissant au beau milieu de nulle part. Il faut dire que je m’attendais plutôt à un bâtiment rectangulaire fait de ciment, avec des grillages aux fenêtres et une enseigne lumineuse assortie de centaines de moucherons.

Une seule pièce était éclairée. Elle baignait dans une lumière orangée. Je pouvais voir l'horloge au mur. 

Il était 22h10.

***

Maman ?
C’est moi.
Je suis parti, maman.
Parti de la ville.
Je devais trop d’argent.
Je n’avais plus la force de survivre.
Mon propriétaire ne sait rien.
Mon colocataire non plus.
Mes amis ?
Je n’ai plus d’amis.
Quelle petite blonde ?
Non, ça fait longtemps. 
J’étais isolé depuis des mois.
L’école ?
Voyons, maman.
Tout ce que j’avais est au pawnshop.
Ma guitare, mes disques préférés, ma chaîne stéréo, mon vélo. 
J’ai tout perdu, tout.
Oui, ma belle guitare.
Non, n’y va pas.
Non, je ne pleure pas. 
Je suis un drogué, maman.
Pourquoi je dis ça ?
Parce que c’est la vérité.
Mais non ce n’est pas de ta faute.
C’est la faute de personne.
Pourquoi tu pleures ?
Je serai bien là-bas.
Ne sois pas inquiète.
C’est où, là-bas ?
Je ne sais pas.
C’est loin.
Ça sent la campagne.
Je dois te laisser.

Moi aussi, maman.





Schmout











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