Je suis dans le
couloir principal de l’école où j’étudie. Je m’y assois chaque midi dans un
fauteuil qui m’est presque assigné, pour lire et observer les gens qui passent.
À ma droite, deux jeunes Maghrébins. Ils regardent ensemble un grand laminé
exposant les finissants de l’année dernière. Le plus petit, la barbe forte et
l’œil furtif, parle sans arrêt. L’autre allonge le bras pour toucher du bout du
doigt une des photos. Puis, les syllabes roulent, s’enfargent. Les sons
se font tantôt plus ronds, tantôt plus secs, mais toujours entrecoupés de
conjonctions impossibles. Je ne parle pas un mot d’arabe. Je trouve qu’ils
chantent plus qu’ils ne parlent. Davantage séduit qu’irrité.
Incapable de me
concentrer sur quoi que ce soit d’autre, je regarde de biais le laminé et tente
de comprendre ce qu’ils disent. Le petit
se tourne alors dans ma direction. Il me sourit avec les yeux et la bouche. Son
regard est tendre et son visage foncé m’apparaît plus charnu vu de face, comme
s’il avait quelque chose de caché dans les joues. Un gamin. Il me montre le
cadre d’un geste imprécis, mou.
- Ce gars-là, il
est recherché par le SPVM.
L’autre regarde
soudainement ailleurs, enfonce les mains dans ses poches trop basses. Semble
agacé.
- Il a tué un
chat.
Silence.
Puis, ils
s’éloignent de façon nonchalante sans même se retourner, une horreur laissée là, derrière. Horreur qui n’appartient plus à personne et dont je ne veux pas. Je
me lève et m’approche du cadre pour mieux voir. Le type sur la photo ressemble
aux deux autres. Même sourire enfantin, même regard profond. Est-ce qu’il l’a
fracassé contre un mur ? L’a-t-il noyé dans une baignoire ? C’est autant de
fragments d’histoires qui meublent ma tête et qui m’empêchent d’aimer tout à
fait la vie. Comment un individu nivelé au reste du monde par l’éducation
peut-il arriver à faire une chose pareille ? Un sadique. Un monstre
diplômé. Et si on mettait le chat avec lui sur sa photo de finissant, entre sa candeur et son torchon roulé, juste à côté du bouquet? La pauvre bête
pendue là, le regard vide, le sang qui coule d'une oreille, la dent
manquante, le corps raide et froid comme une marche d’escalier.
Et moi qui n’en
finis plus de courir après cette saleté de diplôme. Moi qui n’ai jamais tué
rien ni personne, jamais pensé à faire le mal aussi gratuitement, aussi
sauvagement. Une amie à moi dit souvent qu'un animal, c'est un coeur avec du poil. Le cœur, cet
organe qui pompe la vie une fois par seconde, qu’on promène en laisse dans un
parc pour qu'il chie. Oh, le cœur symbolique ! Cette drôle de
forme aux bords arrondis et à la pointe piquante... Il y a de l’amour
là-dedans ? Le jeune garçon
qui s’en est pris au chat, il n’avait pas de cœur ? On le lui a sans doute
brisé, tordu, broyé, fracassé contre un mur. Qui peut le savoir ? Le
SPVM ? Le cœur, c’est lui qui stock la souffrance aussi. Une raison pour
tuer un minou? Assurément pas.
Un homme fait un
vacarme d’enfer en remplissant les machines distributrices. Il doit faire mon
âge, peut-être un peu plus vieux. Je me trouve physiquement plus beau que lui.
Mais mes pensées sont si laides! Une secrétaire passe par là au même moment et lui tapote le dos.
- Lâche pas!
Il s’extirpe de
la grosse machine. Une tête de mort.
- Oh non, je lâcherai jamais!
Et pourquoi tu
ne le lâcherais pas, ce travail de merde avec ces salutations de merde? Tu as des enfants? Une carte de crédit loadée? Un hostie de gros truck? Je me
suis vu ne pas lâcher aussi. Ne pas laisser tomber la sécurité, ce boulot qu'on déteste, ce patron qu'on rêve d'étrangler, ce triste confort aliénant, par peur,
par devoir. Jamais par amour, ou si peu. Le moteur de l’action, la racine de tout mouvement humain, quelle qu’il soit : peur, devoir, amour. Ils apprennent ça, les étudiants en psychologie. Les enfants, non.
La cloche
marquant le début des cours retenti. Pas lu une ligne de mon bouquin. Pas tué
de chat ni fait de mal à personne non plus. Le gars des machines distributrices
se traine devant moi, me salue et disparaît au bout du couloir. Les deux Maghrébins reviennent, m'ignorent. Je jette un dernier coup d'oeil au laminé des finissants. Tu l'as balancée dans l'internet, ta vidéo de merde? J'ai un cours mais je reviendrai demain midi. La police te retrouvera. Le Dieu des chats te punira.
Et puis non, je ne
lâcherai pas.
Schmout
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