mardi 4 février 2014

Le chat


Je suis dans le couloir principal de l’école où j’étudie. Je m’y assois chaque midi dans un fauteuil qui m’est presque assigné, pour lire et observer les gens qui passent. À ma droite, deux jeunes Maghrébins. Ils regardent ensemble un grand laminé exposant les finissants de l’année dernière. Le plus petit, la barbe forte et l’œil furtif, parle sans arrêt. L’autre allonge le bras pour toucher du bout du doigt une des photos. Puis, les syllabes roulent, s’enfargent. Les sons se font tantôt plus ronds, tantôt plus secs, mais toujours entrecoupés de conjonctions impossibles. Je ne parle pas un mot d’arabe. Je trouve qu’ils chantent plus qu’ils ne parlent. Davantage séduit qu’irrité. 

Incapable de me concentrer sur quoi que ce soit d’autre, je regarde de biais le laminé et tente de comprendre ce qu’ils disent.  Le petit se tourne alors dans ma direction. Il me sourit avec les yeux et la bouche. Son regard est tendre et son visage foncé m’apparaît plus charnu vu de face, comme s’il avait quelque chose de caché dans les joues. Un gamin. Il me montre le cadre d’un geste imprécis, mou.

-  Ce gars-là, il est recherché par le SPVM.

L’autre regarde soudainement ailleurs, enfonce les mains dans ses poches trop basses. Semble agacé.

-  Il a tué un chat.

Silence.

Puis, ils s’éloignent de façon nonchalante sans même se retourner, une horreur laissée là, derrière. Horreur qui n’appartient plus à personne et dont je ne veux pas. Je me lève et m’approche du cadre pour mieux voir. Le type sur la photo ressemble aux deux autres. Même sourire enfantin, même regard profond. Est-ce qu’il l’a fracassé contre un mur ? L’a-t-il noyé dans une baignoire ? C’est autant de fragments d’histoires qui meublent ma tête et qui m’empêchent d’aimer tout à fait la vie. Comment un individu nivelé au reste du monde par l’éducation peut-il arriver à faire une chose pareille ? Un sadique. Un monstre diplômé. Et si on mettait le chat avec lui sur sa photo de finissant, entre sa candeur et son torchon roulé, juste à côté du bouquet? La pauvre bête pendue là, le regard vide, le sang qui coule d'une oreille, la dent manquante, le corps raide et froid comme une marche d’escalier.

Et moi qui n’en finis plus de courir après cette saleté de diplôme. Moi qui n’ai jamais tué rien ni personne, jamais pensé à faire le mal aussi gratuitement, aussi sauvagement. Une amie à moi dit souvent qu'un animal, c'est un coeur avec du poil. Le cœur, cet organe qui pompe la vie une fois par seconde, qu’on promène en laisse dans un parc pour qu'il chie. Oh, le cœur symbolique ! Cette drôle de forme aux bords arrondis et à la pointe piquante... Il y a de l’amour là-dedans ? Le jeune garçon qui s’en est pris au chat, il n’avait pas de cœur ? On le lui a sans doute brisé, tordu, broyé, fracassé contre un mur. Qui peut le savoir ? Le SPVM ? Le cœur, c’est lui qui stock la souffrance aussi. Une raison pour tuer un minou? Assurément pas. 

***

Un homme fait un vacarme d’enfer en remplissant les machines distributrices. Il doit faire mon âge, peut-être un peu plus vieux. Je me trouve physiquement plus beau que lui. Mais mes pensées sont si laides! Une secrétaire passe par là au même moment et lui tapote le dos. 

-  Lâche pas!

Il s’extirpe de la grosse machine. Une tête de mort.

-  Oh non, je lâcherai jamais! 

Et pourquoi tu ne le lâcherais pas, ce travail de merde avec ces salutations de merde? Tu as des enfants? Une carte de crédit loadée? Un hostie de gros truck? Je me suis vu ne pas lâcher aussi. Ne pas laisser tomber la sécurité, ce boulot qu'on déteste, ce patron qu'on rêve d'étrangler, ce triste confort aliénant, par peur, par devoir. Jamais par amour, ou si peu. Le moteur de l’action, la racine de tout mouvement humain, quelle qu’il soit : peur, devoir, amour. Ils apprennent ça, les étudiants en psychologie. Les enfants, non. 


La cloche marquant le début des cours retenti. Pas lu une ligne de mon bouquin. Pas tué de chat ni fait de mal à personne non plus. Le gars des machines distributrices se traine devant moi, me salue et disparaît au bout du couloir. Les deux Maghrébins reviennent, m'ignorent. Je jette un dernier coup d'oeil au laminé des finissants. Tu l'as balancée dans l'internet, ta vidéo de merde? J'ai un cours mais je reviendrai demain midi. La police te retrouvera. Le Dieu des chats te punira. 


Et puis non, je ne lâcherai pas. 



Schmout



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire