samedi 15 février 2014

Manger de la tête


Un calculateur de calories ? Dans ton téléphone cellulaire? Moi, je suis devenu un champion en calcul mental. Je compte en avalant. Ce n’est pas compliqué. Ça se fait tout seul. 15 calories, 50 calories, 150 calories. Je vois même l’impact des aliments sur mon corps en temps réel. Le beurre d’arachides qui se loge dans les hanches, le fromage qui déborde en dessous du nombril.

-  Tu bois un lait au chocolat ?

Oui. C’est pour récupérer après la course. Je brûle 600 calories en une heure de jogging. Mon lait au chocolat compte 320 calories par demi litre. Il me reste donc 280 calories de lousse. Quand je cours l’hiver, j’en dépense encore plus parce que mon corps combat le froid. Aussi, ça active mon métabolisme. J’élimine ma graisse en dormant. Depuis que je connais ma fréquence cardiaque cible, je prends mon pouls toutes les dix minutes. De cette façon, je m’assure d’être toujours dans ma zone. Tu vois, depuis qu’on parle, j’ai brûlé 10 calories. Si on était dehors, ça serait 12.

-  T'es pas un peu obsédé?

Je me surveille, simplement... Puis tout le monde devrait en faire autant. C'est une question d'éducation. Ou de niveau de tolérance à être mal dans sa peau. La veux-tu toi, ma peau? 

J'ai toujours été comme ça, depuis que je suis tout jeune. Ça a commencé quand mes parents ce sont séparés. Le pédiatre disait que j'allais amincir en allongeant. Te rends-tu compte? Amincir en allongeant! J'avais une courbe de croissance normale. Mon père mesurait six pieds. J'avais encore trois pieds de jeu. C'est là que j'ai commencé à calculer rare. Ça m'a jamais lâché après. Même quand je faisais 6 pieds et 142 livres, je me trouvais quand même un petit bourrelet. C'est émotif mon affaire. Je mange mes émotions. Pis les tiennes avec. 

-  T'es un hostie d'malade mental. 

***

-  Est-ce que tu me trouves gros ?

Merde. La phrase est sortie de ma bouche. Je la répétais en boucle dans ma petite tête d'enfant depuis plusieurs minutes, comme un mantra, avec toutes les intonations possibles. Un vacarme incessant. 

-  Bien sûr que non…

Son regard était apaisant, sincère. Sa réponse, rapide et sans équivoque.

Du coup, je me suis redressé sur la chaise de bois et me suis remis à respirer normalement, par le ventre. Le ballon qui gonfle et qui dégonfle, qui fait entrer la vie dans le sang et les muscles.

Elle est si belle, l’intervenante. Mince, longs cheveux bruns, yeux verts. Elle s’appelle Josée. Elle travaille de nuit à la maison d’hébergement où ma mère, mes frères et moi demeurons depuis un mois. C’est une immense maison de campagne avec de belles lucarnes et un jardin à l’arrière. Il y a des caméras de surveillance au dessus de chacune des portes d’entrée. Quand je n’arrive pas à dormir, je sors discrètement de la chambre, je descends le grand escalier qui craque et je vais la retrouver à la réception. Elle est toujours installée derrière le gros pupitre, un livre à la main ou en train de grignoter quelque chose. Elle ne peut jamais dormir. Elle doit surveiller les moniteurs. Je lui explique que je ne trouve pas le sommeil, que la maison est trop grande, qu’elle craque de partout. Elle sort alors un jeu de société, m’offre de partager une bouchée avec elle puis, nous passons un moment juste tous les deux sans que personne ne sache. 

Notre chambre est située au deuxième étage et la fenêtre guillotine donne sur la cour arrière. Elle est la seule chambre de la maison à avoir quatre lits. Toutes les autres en ont deux ou trois. Le mien est sur la droite tout de suite en entrant, là où le plafond est en angle. Celui de ma mère est de l’autre côté de la porte et ceux de mes frères, de chaque côté de la fenêtre. Nous occupons donc chacun un coin de la pièce. Une vieille et longue commode a été installée sous la fenêtre. La patine est déformée à plusieurs endroits car il pleut souvent dessus. 

Hier, c’était jour de sport au centre. Dennis Martinez a réalisé une partie parfaite avec les Expos. J’ai découpé la première page du Journal de Montréal et l’ai collé au dessus de mon lit. Il a la tête en bas, dans la pente.

C’est une autre intervenante qui s’occupe du volet activités. Elle est anglophone et parle avec un drôle d’accent. Elle porte de grosses lunettes à monture dorée et a les cheveux jaune-oranges. Il y a un grand parc sur la rue juste derrière la maison. Il y a aussi une piscine et des jeux d’eau. Maman m’a acheté un gant en plastique mou. J’ai aussi un pyjama bleu et rouge deux pièces qui ressemble à l'uniforme de Dennis et que je porte pour avoir l’allure d’un joueur professionnel. Il est un peu serré mais je n’ai rien d’autre qui fasse sérieux. Même si c’est l’été, je ne me baigne pas avec les autres. Je déteste me mettre en costume de bain. Je préfère être serré dans mon uniforme et faire du sport. Je me trouve gros, même si Josée elle, ne trouve pas.

Nous sommes en juillet 1991. Je n’ai pas encore 10 ans. La maison où je demeure est immense, avec de belles lucarnes et un jardin à l’arrière. C’est une maison d’hébergement pour femmes battues. Il y a des caméras partout, parce que les papas sont dangereux. 

Je ne sais pas quoi penser. 
Je ne sais rien, ne ressens rien. 
Et je grignote avec Josée.






Schmout













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