Comme je déteste
les vestiaires de gymnases. Je m’y sens toujours à l’étroit, tant dans l’espace
que dans mes vêtements trempés de sueur. Je m’y trouve toujours trop pâle, trop
frêle des jambes, trop mou du ventre. Un nombre incalculable de répétitions qui
ne servent au bout du compte qu’à jeter sur moi-même un regard toujours plus
sévère, plus insatisfait. C’est qu’ils en ont rien à foutre, les autres, de mes
complexes. Comme si le vestiaire au complet n’avait que ça à faire, analyser
mon corps de manière systématique. Une planète molle autour de laquelle
tournerait sans cesse un satellite impitoyable. C’est des histoires de fous. Ce
mal-être est tout à fait autonome et fonctionne très bien sans l’aide de
personne. Si ça se trouve, je ne suis peut-être pas le seul. Celle avec les
chaussures roses, elle était rouge écarlate pendant la course, tellement qu’on
aurait dit qu’elle allait exploser. Ses seins allaient et venaient dans tous
les sens à chaque fois qu’un de ses pieds percutait le sol. On aurait dit une
mauvaise comédie, un de ces programmes télévisés de mauvais goût où le plus
grotesque participant s’attire les faveurs du jury. Et qu’est-ce qu’elle avait
à sourire sans arrêt comme une conne ? Un sentiment de légèreté ?
Elle est
peut-être heureuse de sentir le sang circuler à tout rompre dans ses veines, de
sentir ses muscles brûler, comme si on y mettait le feu. Petite fille, elle
courait sûrement très vite. Tantôt pour fuir les garçons, tantôt pour repousser
le moment des leçons. Et si c’était son corps physique qui arrivait enfin à
rejoindre sa pensée ? Sa pensée qui la bouscule chaque matin hors du lit,
l’évince d’un sommeil agité et sans récupération aucune pour la propulser dans
le jour au rythme des obligations. Y a-t-il quelqu’un d’autre qu’elle pour
étancher ce corps de sa soif d’être libéré, d’être délié, lui qui est déjà
esclave du temps depuis sa venue au monde ? Elle se fait peut-être du
bien, là où aucun autre être humain n’a su lui en faire, là où aucun homme n’a
su la satisfaire.
***
C’est la
sérotonine. Un problème de neurotransmetteurs. La communication n’étant déjà
pas ce qu’il y a de plus facile. Je ne voudrais pas me prendre pour un neurone,
mais je me doutais bien que quelque chose ne tournait pas rond. Cette fatigue
de vivre, cet essoufflement au moindre soubresaut du destin, cette lourdeur au
milieu du plexus solaire. La peur des autres. La peur de moi, aussi. Ça ne
pouvait pas être qu’une question de mollets trop petits ou de ventre trop mou.
La blessure était beaucoup plus profonde. Une faille dans l’océan.
Pas la faute à
personne non plus. Oh, il y a bien quelque fois où l’événement était plus grand
que nature, trop souffrant pour être vrai. Mais la vie a continué. Plusieurs
sont partis et moi je suis resté. Neurotransmetteurs ou pas, ce n’est pas une
raison pour balancer sa vie par dessus bord. C’est maman qui se l’ai trimballée
au ventre pendant neuf mois, cette drôle de vie. Elle la voulait sans doute
heureuse, avec des circuits électriques normaux. Moi aussi, je courais beaucoup
quand j’étais plus jeune. J’avais des petits jambons à la place des cuisses et
rien n’était trop loin pour qu’on ne puisse s’y rendre avec un sourire, quelques encouragements et la
promesse d’une collation au retour.
Maintenant, il y
a toute cette violence tournée vers soi, cette nourriture qu’on ingurgite,
qu’on enfoui Dieu sait où, parfois pour la faire ressortir volontairement. Ces
miroirs toujours trop grands. Ces revues toujours trop lustrées. Cet éclairage
blafard de salle d’essayage qui aveugle et fausse les données. Cette garde-robe
sans queue ni tête où rien ne fait vraiment bien. Cette cornée déformée qui
voit tout en rondeurs et qui confond la réalité avec la maladie. Tu vois ton
reflet dans une vitrine. Un grand vide tout habillé. Une petite mort à la mode.
Une tête indisponible. Tu es l’obsédé dernier cri.
***
Cent dix tours
en douze minutes. C’est huit de plus qu’hier. On sent l’amélioration, la
motivation qui suinte de toutes parts. Misteur Valaire à fond de train. À mes
côtés, deux souliers roses.
- Bravo camarade !
Elle sourit
encore, ne s’effondre pas, s’étire avec aisance. Elle m’explique que c’est un
peu le défi de sa vie, qu’elle est déterminée et qu’elle ira jusqu’au bout. Et
ce bout, il est où?
Ce bout n’est
qu’une date sur un calendrier. La vraie victoire, c’est la fierté de ses
enfants, de son mari, de son médecin spécialiste. C’est cette vie qu’elle
chérit à nouveau, qu’elle allonge un peu plus à chaque entraînement. La
vraie victoire, c’est sur elle-même. Se prendre par la main. S’emmener prendre
de l’air. S’accompagner. Être sa meilleure amie. Et puis il y a aussi sa
nouvelle robe soleil qu’elle est impatiente de porter. Elle sera
resplendissante, comme illuminée de l’intérieur. Tu vois comme c’est beau
d’être en vie ?
Ne plus être un
mort-vivant. Ne plus se juger si sévèrement. Ne plus se faire vomir jamais.
Penser au petit garçon avec les jambons.
Se rendre compte qu’il est toujours là.
Qu’il n’est jamais parti.
Qu’il n’est jamais parti.
Schmout
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