lundi 10 février 2014

Le diagnostic


Quand ma mère me couchait trop tôt et que je n’arrivais pas à m’endormir, j’avais souvent le fantasme de me blesser. Pas de me faire du mal, mais bien d’être blessé. J’étais avec quelqu’un, personne en particulier, juste quelqu’un. Un homme. Nous marchions en forêt, puis, je trébuchais et je me blessais gravement. Pour ressentir de la douleur, je surélevais les jambes dans mon lit en contractant les abdominaux, et je maintenais la position jusqu’à ce que je sois épuisé. Ensuite, je me mettais en boule sous les couvertures. L’homme s’approchait de moi et il venait me parler par l’ouverture que je laissais près de ma tête pour ne pas avoir trop chaud. Il s’appelait toujours Jack. Je le suppliais de continuer sans moi. Mon ventre me faisait mal. Il insistait un moment pour me venir en aide, mais je finissais chaque fois à le convaincre que j’étais assez fort pour rester seul. Puis, il s’éloignait. Ce moment me torturait jusqu’à en pleurer. J’étais blessé, abandonné au milieu de nulle part. Je pouvais rejouer la scène plusieurs fois. Je le faisais jusqu’à ce que je m’endorme.

***

-  Wow, tu as des méchantes belles veines ! Te piquais-tu ?

Merci. Oui, un peu. Me suis jamais manqué. Si, une seule fois. J’avais bu du vin et mes veines étaient fuyantes. J’avais chauffé du sang pendant deux heures enfermé dans une toilette de restaurant. Je déteste les prises de sang. 

Par contre, j’aime beaucoup la franchise de ma nouvelle docteure, cette façon spontanée qu’elle a de dire et de demander les choses. Pas d’emballage de plastique à ne plus finir, pas de manuel d’instructions en huit langues. Seulement l’essentiel. Elle explique à sa jeune stagiaire que les junkies sont tous comme ça, qu’ils n’aiment pas ça, les prises de sang.

-  Ah non ?

Bien sûr que non. Qui aime vraiment ça, se faire planter une aiguille dans un bras, dis-moi ?

-  Attention, ça va piquer un peu.

Je regarde ailleurs. La stagiaire défile mon dossier sur un écran d’ordinateur. Pas de dossier papier. Elle m’avise qu’elle a oublié de prendre mon poids en note la dernière fois. Pas grave. Moi, je le sais que j’ai engraissé. Ça paraît à l’œil. Touche, juste là. Je finis par regarder mon bras. Je vois ma veine enflée et mon sang presque noir se faire aspirer dans les petites fioles. Deux, trois, quatre, cinq.


-  Tu es vraiment un patient typique, je veux dire, c’est classique comme parcours. Famille éclatée, gars qui se gèle, retour parmi les vivants, gars tout fucké.

Oui. Il y en a sûrement des tonnes comme ça. J’en connais d’ailleurs plusieurs.

Elle retire l’aiguille d’une main habile et me colle une ouate sur le bobo.

-  Voilà, c’est terminé.

La stagiaire m’invite à m’asseoir sur la table médicale. Il faut prendre ma pression. Maladroite, elle positionne assez mal mon bras de telle sorte que je me retrouve malgré moi à effleurer son sexe avec le dos de ma main.

-  Respirez normalement. 

Elle regarde son instrument de mesure, se déplace un peu sur la gauche, me fait un sourire gêné. Elle nomme les résultats. Pression parfaite. Elle me fait m’en retourner dans la petite chaise près du bureau. Ma docteure finit d’éplucher mon dossier, pivote sur son fauteuil et me fait maintenant face.

-  Est-ce qu’on t’a déjà parlé du trouble bipolaire ? 

Contrairement à ses premières questions, je remarque qu'il y a dans le ton quelque chose de retenu, de fragile, comme si elle craignait ma réaction. Son visage exprime à la fois de la compassion et de l’inquiétude. J'hésite un peu avant de me lancer. 

Mon père était bipolaire. J’ai aussi un frère schizophrène paranoïaque. Jamais souffert directement du fait que mon père était quelqu’un de très malade. J’étais trop petit. Pour mon frère, j’étais beaucoup plus vieux quand le diagnostic est tombé. Me souviens vaguement des premières années de sa maladie. Je consommais à l’époque et n’étais pas souvent à la maison. Mon ancienne petite amie croit que j’ai un problème de dysthymie. Mon psychologue lui, crois que ce serait plutôt de la cyclothymie. Un psychiatre vu l’an passé pense que je souffre d’anxiété généralisée. Mon sexologue veut savoir si je pratique l’anal. J’ai eu un choc post traumatique quand j’étais jeune. J’ai toujours faim, aussi. Ça m’arrive même de penser à la mort, de me voir pendu, d’imaginer qui réagirait comment. Je suis un peu désillusionné. Pas éteint, mais conscient. Trop conscient. Une belle conscience éclairée. Tellement éclairée qu’elle fait même de la lumière sur la route des autres. Du coup, je me retrouve dans le noir. Ce n’est pas psychologique, c’est logique. Ça fait dix ans que je roule de même. Tu ne vas pas tout détruire d’un seul coup de crayon, n’est-ce pas, docteure ? Et si je n’avais rien ? C’est possible ça, ne rien avoir. Juste être un peu débalancé momentanément parce que la vie est ce qu’elle est, c’est à dire un peu bipolaire elle-même. Tu vois maman, tu t’inquiétais encore pour rien. Je suis normal, comme tous les autres.

La stagiaire semble fascinée. Elle hoche sans arrêt la tête de haut en bas et ne cligne pratiquement pas des yeux.

-  On va essayer une nouvelle médication et arrêter l’ancienne.

***

Midi. Je sors du vieil immeuble par la grande porte et débouche sur un trottoir bondé du centre-ville avec ma prescription dans la main. Les hommes d’affaires y sont nombreux à courir les restaurants. Plusieurs semblent me regarder d’une étrange façon, comme s’ils me reconnaissaient pour ensuite faire erreur. Les femmes qui les accompagnent m’ignorent complètement, ce qui me blesse davantage. Je suis trop malade pour elles, c’est ça ? Et si elle se trompait, la super docteure? Elle ne me connaît pas. C’est beaucoup trop tôt pour poser un diagnostic. C'est ce que mon ex lui dirait et vite fait. Il y a trop de choses qu’elle ne sait pas. Elle pourrait s’être trompée. Ça arrive tout le temps. Ils en parlent dans les journaux. Erreur médicale. Mauvais diagnostic. Le gars s’est tiré en bas du pont, des médicaments plein les poches. La police a tirée sur un autre. La panique. Des enfants. Un génie. Ça aurait pu être évité, comme chaque fois. Pas assez de soins, de recherche, de prévention. Pas assez d’argent, d’encadrement. Personne ne peut savoir ce que j’ai. Personne ne vit dans ma tête. 

Avec tout ça, j’ai oublié de lui parler du test de dépistage. J’aurais dû insister plus sur mon accident de voiture, sur mon anxiété. Elle ne sait même pas pour l’hyperphagie et l’hypocondrie. 
Ni pour Jack non plus.







Schmout




























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