samedi 8 février 2014

Les petites bombes


Mon frère et moi jouions encore ensemble de temps à autres, mais moins qu’avant. Il avait huit ans, j’en avais dix. Il était courant que maman dise que nous étions du même âge. Pourtant, lorsque nous étions avec les voisins d’en dessous, j’avais tendance à ne pas vouloir que l’on soit associé l’un à l’autre. Il était jeune, immature. Un petit con. Les voisins étaient dans la même situation. Le plus vieux des deux avait douze ans. L’autre était de l’âge de mon frère. Le bruit courait que le plus petit était venu au monde avec les deux sexes. Jamais il n’avait voulu nous montrer. Nous n’insistions pas. Petit con pareil.

Il y avait un vieux cabanon au fond de la cour dans lequel nous nous retrouvions tous les quatre chaque fois que nos parents nous envoyaient prendre de l’air. Un pommier avait été planté là, juste à côté. Ses fruits étaient amers et n’atteignaient jamais maturité. Chaque automne, on les comptait au sol par dizaines. Une odeur de pourriture et de feuilles mortes enveloppait l’endroit jusqu’au premier gel.

Nous finissions toujours par nous séparer. Mon frère se ramassait avec l’hermaphrodite. Je partais avec l’autre. Nous allions nous planquer sous un rang de cèdre pour pouvoir les observer sans être vu. Nous étions des ninjas. Il nous arrivait de se lasser d’être des ninjas planqués dans un cèdre, alors nous parlions. Il nous arrivait même d’utiliser des termes s’apparentant au monde des émotions et des sentiments. Nous parlions des filles de l'école, de celles qui deviendraient un jour nos femmes, avec qui nous aurions des enfants et un cabanon digne de ce nom. 

Après un moment, ma mère se pointait immanquablement dans la minuscule fenêtre de la cuisine pour s'assurer que nous étions toujours dans les parages. Elle m’énervait lorsqu’elle faisait ça. Elle montait sur la pointe des pieds, s’étirait le cou, balayant les alentours comme un phare humain jusqu’à ce qu’elle aperçoive l’un de nous deux. Puis, elle frappait contre la vitre. Je sentais son regard sur moi. Je l’ignorais pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’elle ouvre la fenêtre.

-  Il est où, ton frère?

Quand j’étais seul avec le voisin, celui qui n’avait pas de vagin, je lui répondais que je ne savais pas, que je m’en foutais. Je faisais ça pour l'impressionner, lui.  Il trouvait ma mère surprotectrice et énervante. Il  la traitait même de vieille échevelée à l’occasion, sans qu’elle ne l’entende, bien sûr. Une partie de moi était blessée chaque fois, comme si on s’en prenait à quelque chose que je savais fragile et que je devais protéger. J’étais pourtant incapable de dire un mot, de prendre sa défense. J’ignorais tout de ces petites bombes que la vie installait dans ma tête, jusqu’à ce qu’elles se mettent à exploser.

***

Je suis arrivé au café avec un peu d’avance, le nez rouge et les pieds gelés. Il était déjà là, affalé sur un sofa, taponnait sur son cellulaire. Les verres de ses lunettes étaient encore tout embués. Il a parlé le premier.

-  C’est quoi ce trou-là, on se croirait à Guatemala City.

En effet, l’endroit n’avait rien de charmant. Les murs sans aucune décoration étaient jaunis et paraissaient huileux. Les tables  étaient assez mal espacées et l’éclairage aux néons révélait des taches sur la plupart d’entre-elles. Un charriot sur roulettes chargé de cabarets sales trainait au beau milieu de l’endroit. Le barista était vêtu d’un simple t-shirt vert à l’effigie d’un club de balle bidon, avait d’immenses trous vides aux deux lobes d’oreilles et portait une barbe de style viking. Les seuls autres clients s’apprêtaient à sortir. Une vieille radio de chantier de construction crachait "livin’ on a prayer". J’ai commandé un allongé et suis retourné vers mon ami qui s’était fait ravaler par son téléphone.

-  J’ai rencontré une fille la semaine dernière, une bombe, elle vient de me texter, elle ne veut pas qu’on se revoit.

Quelle tristesse. Le cœur qui se déchire. La bite en mille miettes.

-  Je lui avait dit que je ne voulais pas m’engager, elle dit qu'elle écoute sa tête. 

Tu aurais pu t’engager un peu, comme d’habitude. Deux mois, trois mois peut-être. Tu es comme moi. Après cette période de temps, la fille qui te faisait bander, l’amour de ta vie, celle qui allait te sortir de ton marasme, se métamorphose soudainement pour devenir ta mère. Ton pénis se transforme en cordon ombilical. Tu veux mourir dès qu’elle passe la porte. Tu voudrais la protéger, la sécuriser, l’aimer envers et contre tous. Mais tu ne fais que l’ignorer chaque jour de plus en plus. Ils sont où les projets de vélo touriste, les randonnées de traineau à chiens, les selfies en tandem au sommet du mont machin? Plus rien. Juste toi, plié en deux dans ton grand lit vide à te demander pourquoi ça t’arrive encore une fois, pourquoi ta chienne de vie sent toujours les pommes pourries. Tout ça, c’est le lien brisé avec notre mère, notre vieille cassette qui repart à toutes les fois où une fille s’intéresse vraiment à nous-autres. Vois-tu encore ta sexologue?

-  Oui, oui, deux fois par semaine. Regarde sa photo, c'était une bombe... 

En effet, c'en était une. 
Et les bombes finissent toujours par exploser. 






1 commentaire:

  1. Ton écriture me fait penser à Romain Gary (Emile Ajar) Ma blonde aussi trouve que tu écris très bien Bonne journée Martin Saulnier.....

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