- Ferme les yeux,
fais-moi confiance, laisse-moi te guider.
La maison où je demeure est située au pied d’une petite colline sur laquelle s’étend une forêt. Érables, bouleaux, chênes centenaires et grands sapins bleutés s’y côtoient pour en faire un endroit où règne un silence épais à l’écart du reste du monde.
J’adore y
prendre des marches, surtout en fin d’après-midi, lorsque la lumière s’enfonce
dans le sol pour n’en ressortir qu’au petit matin.
On y trouve
quelques grosses pierres que le temps n’a pu faire bouger. On les voit ressurgir au printemps comme des trous
noirs dans la neige usée. Fortes et intactes, elles sont comme des éclats dans
le cœur que seul un Dieu pourrait déraciner.
Des sentiers se
sont dessinés au fil des années, mais il demeure très rare qu’on y rencontre
quelqu’un. Une fois, je suis tombé sur un chevreuil. Une seule
fois. Il avait vite fait de détaler lorsqu’une branche s’était brisée sous mon
poids. Pour le reste, on peut y observer des oiseaux dont je ne connais pas les
noms ni la provenance. Il doit bien y avoir quelques rongeurs aussi, comme en
témoignent les branches mortes tombées au sol et qui sont grugées aux
extrémités.
L’idée d’emmener
une fille dans cet endroit m’enchantait depuis toujours, mais me faisait aussi
un peu peur. Au fond, qu’y a-t-il de si extraordinaire à marcher dans un
sous-bois, si ce n’est que pour y ressasser ses angoisses et ses problèmes dans
un espace plus grand que la cuisine ou la chambre à coucher. Moi, je n’y
ressasse rien. C’est là que tout s’arrête. Pourtant, avec elle, c’est là que
tout a commencé.
***
Elle avait l’habitude de porter des
camisoles serrées qui comprimaient ses seins jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que
deux petites bosses à peine perceptibles. Elle disait ne pas vouloir être
associée à eux et les taisait telle une maladie honteuse. Ses épaules musclées
la protégeaient du monde extérieur et sa posture lui donnait l’air d’une
forteresse infranchissable. Du coup, elle n’arrivait plus à en sortir. La
beauté de ses traits l’agaçait aussi. Son nez fin était si attrayant qu’on
aurait dit qu’il dansait lorsqu’elle le faisait bouger. Son visage s’illuminait
à la moindre ébauche de sourire, ce qui la rendait irrésistible sans arrêt. Ses
yeux, ces deux petites planètes grises, étaient deux mondes que je ne pouvais cesser de regarder. Je m’y voyais grand, enfin libéré de moi-même. Belle, elle
était. Et cette grâce l’insupportait.
***
Je suis debout à côté d’elle. Nous
marchons. Elle a les yeux fermés et se cramponne à mon bras. Nous traversons la
forêt, ses odeurs, ses bruits. N’ouvre pas les yeux, pas tout de suite. Nous
contournons une fragile pellicule de glace, surmontons un tronc étendu en
travers du chemin. Elle sourit, comme si quelqu’un la chatouillait de
l’intérieur. Nous grimpons encore un peu et arrivons au seul endroit où le ciel est entier. Quelques flocons égarés viennent se déposer sur ses paupières. Je la
tiens maintenant par la main. La lumière filtre entre les épinettes et se
couche sur son visage. Un oiseau passe. Le silence est si étanche qu’il donne l’impression
d’être sourd. Je la regarde, l’admire, la reconnais. Et cela durera toujours,
puisque le temps n’existe plus. Je serre sa main dans la mienne une dernière
fois, puis la laisse doucement glisser.
Regarde, Amour, il est là, juste derrière la grosse pierre.
Schmout
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