vendredi 7 février 2014

Amour aveugle


-  Ferme les yeux, fais-moi confiance, laisse-moi te guider.


La maison où je demeure est située au pied d’une petite colline sur laquelle  s’étend une forêt. Érables, bouleaux, chênes centenaires et grands sapins bleutés s’y côtoient pour en faire un endroit où règne un silence épais à l’écart du reste du monde.

J’adore y prendre des marches, surtout en fin d’après-midi, lorsque la lumière s’enfonce dans le sol pour n’en ressortir qu’au petit matin.

On y trouve quelques grosses pierres que le temps n’a pu faire bouger. On les voit ressurgir  au printemps comme des trous noirs dans la neige usée. Fortes et intactes, elles sont comme des éclats dans le cœur que seul un Dieu pourrait déraciner.

Des sentiers se sont dessinés au fil des années, mais il demeure très rare qu’on y rencontre quelqu’un. Une fois, je suis tombé sur un chevreuil. Une seule fois. Il avait vite fait de détaler lorsqu’une branche s’était brisée sous mon poids. Pour le reste, on peut y observer des oiseaux dont je ne connais pas les noms ni la provenance. Il doit bien y avoir quelques rongeurs aussi, comme en témoignent les branches mortes tombées au sol et qui sont grugées aux extrémités.

L’idée d’emmener une fille dans cet endroit m’enchantait depuis toujours, mais me faisait aussi un peu peur. Au fond, qu’y a-t-il de si extraordinaire à marcher dans un sous-bois, si ce n’est que pour y ressasser ses angoisses et ses problèmes dans un espace plus grand que la cuisine ou la chambre à coucher. Moi, je n’y ressasse rien. C’est là que tout s’arrête. Pourtant, avec elle, c’est là que tout a commencé.

***

Elle avait l’habitude de porter des camisoles serrées qui comprimaient ses seins jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que deux petites bosses à peine perceptibles. Elle disait ne pas vouloir être associée à eux et les taisait telle une maladie honteuse. Ses épaules musclées la protégeaient du monde extérieur et sa posture lui donnait l’air d’une forteresse infranchissable. Du coup, elle n’arrivait plus à en sortir. La beauté de ses traits l’agaçait aussi. Son nez fin était si attrayant qu’on aurait dit qu’il dansait lorsqu’elle le faisait bouger. Son visage s’illuminait à la moindre ébauche de sourire, ce qui la rendait irrésistible sans arrêt. Ses yeux, ces deux petites planètes grises, étaient deux mondes que je ne pouvais cesser de regarder. Je m’y voyais grand, enfin libéré de moi-même. Belle, elle était. Et cette grâce l’insupportait.

***

Je suis debout à côté d’elle. Nous marchons. Elle a les yeux fermés et se cramponne à mon bras. Nous traversons la forêt, ses odeurs, ses bruits. N’ouvre pas les yeux, pas tout de suite. Nous contournons une fragile pellicule de glace, surmontons un tronc étendu en travers du chemin. Elle sourit, comme si quelqu’un la chatouillait de l’intérieur. Nous grimpons encore un peu et arrivons au seul endroit où le ciel est entier. Quelques flocons égarés viennent se déposer sur ses paupières. Je la tiens maintenant par la main. La lumière filtre entre les épinettes et se couche sur son visage. Un oiseau passe. Le silence est si étanche qu’il donne l’impression d’être sourd. Je la regarde, l’admire, la reconnais. Et cela durera toujours, puisque le temps n’existe plus. Je serre sa main dans la mienne une dernière fois, puis la laisse doucement glisser. 


Regarde, Amour, il est là, juste derrière la grosse pierre.



Schmout




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